2 janvier 2015 5 02 /01 /janvier /2015 12:00

Les violences urbaines qui secoue l’Hexagone ont été à chaque fois l’occasion d’une demande supplémentaire de moyens sécuritaires, de forces de l’ordre et de fermeté dans les décisions. De nouveau, l’exploration et la recherche d’explications et de solutions tend à se limiter à une volonté de saisir et de faire disparaître les symptômes, sans s’interroger sur les causes profondes !

 

 Graphique Insee.fr - Les lieux à risques

 

" L’enjeu est de taille : soit nous continuerons à rechercher dans des causalités internes à la jeunesse l’explication de ses comportements et de ses violences et nous déboucherons inévitablement sur une demande toujours accrue de sécuritaire et de répression ; soit nous interrogerons les fondements économiques, sociaux et culturels de notre société et nous déboucherons sur l’exigence d’une transformation sociale globale. Nous pensons, en ce qui nous concerne, que la crise socio-économique qui traverse notre société déstabilise les processus de socialisation de base et laisse la jeunesse dans un état de vide, état de violence symbolique par excellence, et que la violence agie des jeunes est en grande partie une réponse à cette violence subie. "

 

 

Violences symboliques et occultation du conflit
 

Dans un contexte de néolibéralisme dominant, il est devenu incongru de relier les problèmes sociaux à des bases économiques - comme si, désormais, les comportements sociaux de telle ou telle catégorie de la population étaient devenus indépendants de ses conditions matérielles d’existence. Force est, néanmoins, de constater que la crise économique et sociale de la décennie 1970 vient bousculer et déstabiliser les processus de socialisation des milieux populaires. Pour mettre en évidence cette affirmation, nous exposerons brièvement ce que sont ces mécanismes de socialisation et les modalités de légitimation de l’autorité, du droit et de la justice qu’ils portent. Nous pourrons alors tenter de mettre en évidence les conséquences familiales de cette crise économique structurelle et nous interroger sur les réponses idéologiques qu’apporte notre société.

 

Les cultures populaires et leurs socialisations Nous appelons "cultures populaires" l’ensemble des visions du monde qui se sont structurées autour du double ancrage que constituent les figures du "travail" et du "collectif". Si elles sont homogènes dans ce double fondement, elles sont également diverses d’un secteur économique à l’autre, d’une branche industrielle à l’autre, d’une région géographique à l’autre. Il n’est pas de notre propos ici de rendre compte de cette diversité. Nous nous contenterons d’exposer les aspects communs, en nous limitant aux dimensions de l’autorité, du droit et de la justice.

 

1. Le travail et l’utilité sociale
 

Le travail est au centre des cultures populaires (la culture ouvrière étant le noyau de celles-ci). Beaucoup plus qu’un simple échange de revenus et de force de travail, il est intériorisé comme un donneur d’identité valorisante et valorisée. Le rapport au travail ne s’inscrit donc pas dans le cadre d’une logique instrumentale mais est porteur d’un soubassement identitaire puissant et donc d’une charge affective particulièrement forte. L’origine de cette place du travail est à rechercher dans le système de contraintes et de conditions d’existence particulièrement dures qui ont marqué l’émergence de ces cultures au cours du processus d’industrialisation. Pour rendre supportables celui-ci, force à alors été de transformer la contrainte en valorisation.

 

"Celui qui ne travaille pas, ne mange pas" : ce dicton, rencontré dans une de nos enquêtes dans les mines du Pas-de-Calais, résume à notre sens ce processus de transformation d’une contrainte en valeur. En effet, loin de n’être que le simple reflet de la dureté des conditions, il exprime également une "éthique sociale" porteuse de sens, que nous pourrions résumer de la manière suivante : Face aux difficultés d’existence, la participation de tous est nécessaire. Dès lors, la figure du "fainéant" devient l’image de l’illégitimité. Celle de l’homme au travail devient le symbole de la légitimité.

 

2. Le rapport au monde et à la quotidienneté
 

Dans cette texture de base se construit alors le rapport au monde et à la quotidienneté. Le rapport au monde est bâti sur l’idée d’une division entre des "travailleurs", producteurs de richesses, et des "possédants" ne contribuant pas à l’utilité sociale. L’idée d’une injustice fondamentale est donc posée, relayée par le discours politique, syndical, associatif et religieux. Cette injustice a une grille explicative : la participation au travail social ou non. Elle donne une cible sociale précise. Elle dessine un espoir social permettant de mieux supporter les difficultés et souffrances du présent. Elle constitue, enfin, un facteur d’identité et de dynamique collective puissant. La violence sociale existe, certes, mais elle est à la fois ritualisée pour ne pas affaiblir la "communauté" et externalisée en direction d’une cible sociale. Les remises en cause de l’injustice du monde se pensent globalement comme remise en cause collective du droit ; il n’est qu’à la marge qu’elles sont contournements individuels du droit.

 

Le rapport à la quotidienneté se tisse, lui, autour du travail du père. L’ensemble du système de repères est fonction de cette activité productive. Contentons-nous, pour illustrer cette affirmation, des repères de temporalité. C’est à partir des rythmes de l’entreprise et donc des horaires de travail du père (et de la mère, mais à un degré moindre) que se structurent les repères et les rythmes de la famille. Les heures des repas, du repos, des loisirs, des retrouvailles familiales, de l’accueil des amis, etc., prennent pour base la disponibilité du père de famille. Au niveau hebdomadaire, la distinction semaine/week-end ne prend valeur que par rapport à la présence du père. Depuis l’instauration des congés payés, l’importance symbolique des vacances renvoie aux mêmes raisons. La même analyse pourrait être développée à propos des autres repères fondamentaux - d’espace, d’adultéïté, de légitimité, etc.

 

L’ensemble de ce système de socialisation est bousculé par la massification du chômage et de l’exclusion. Jamais, depuis la révolution industrielle et l’exode rural massif qu’elle a suscité, une masse aussi importante de citoyens n’a connu de migration sociale aussi importante. Les identités sociales sur lesquelles se construisaient les identités individuelles sont remises en cause et les processus de socialisation basés sur ces identités sociales tendent à devenir inopérants. Si le processus se déploie au sein de chaque famille, il est étroitement dépendant du système environnant. Dans certains quartiers populaires, l’image du travailleur est devenu si rare que même les familles non exclues du travail sont touchées par ces bouleversements. Abordons maintenant la question des conséquences sur le système familial.

 

La déstabilisation des pères
 

Nous avons souligné précédemment l’ancrage de l’identité paternelle dans le travail. La disparition de cette base identitaire, par le chômage d’une part et par la disparition de l’espoir de retrouver un emploi, a des conséquences importantes sur la dynamique et les équilibres familiaux. Nous assistons en effet à une remise en cause complète des rôles et fonctions de chacun des acteurs. Nous nous contenterons ici d’analyser ce qui se joue sur la fonction paternelle. Le même type d’analyse pourrait être mené à propos des autres acteurs familiaux : mère, frère aîné, fille, etc.

 

1. L’identité blessée
 

L’identité masculine, avons-nous dit, est construite autour du travail. Cela est encore plus vrai de l’identité paternelle. Un bon père de famille est celui qui participe aux besoins de sa famille. En transaction de ce travail est reconnue une autorité spontanée au père. Les processus de socialisation primaires permettent dès la prime enfance une intériorisation de cette autorité légitime. Le fonctionnement quotidien du système familial permet une reproduction permanente de la légitimité de cette autorité. L’expérience du chômage durable est de ce fait inévitablement une blessure narcissique et identitaire. C’est le sens même de la légitimité, de la fonction et de l’autorité qui est ainsi remis en cause.

 

Inévitablement, la tendance à la dévalorisation de soi se développe. Elle est d’autant plus forte que l’ensemble du système familial partage la même conception du monde et contribue, sans le vouloir, à accentuer l’auto-dévalorisation. Le père de famille au chômage se retrouve ainsi avec le sentiment d’un pouvoir et d’une autorité illégitimes et les autres acteurs familiaux ont tendance, progressivement, d’abord à questionner cette autorité, puis à la remettre en cause. Il en découle des pères aux identités blessées, partagés entre leur "vouloir-être" et l’illégitimité que porte leur situation. Les réactions à ce type de situation sont diverses, mais conduisent toutes à une accentuation de la crise des socialisations.

 

La légitimité d’une place, d’une fonction et d’une autorité pose la question de la légitimité même de la présence et, à l’extrême, de celle de l’existence. L’illégitimité tend en conséquence à se traduire dans des comportements de fuite et/ou de départ. Si le suicide est la forme extrême du départ, l’alcoolisme en milieu populaire peut s’analyser aussi comme processus de fuite d’une réalité identitaire insupportable. Une autre forme prise par l’absence se trouve dans l’abandon physique du domicile familial. Dans l’ensemble de ces situations, la figure du manque et de l’absence marque la dynamique familiale.

 

L’absence peut néanmoins prendre une forme en apparence moins forte, mais symboliquement plus destructrice pour les enfants. Nous parlons ici du développement quantitatif de ces pères présents/absents, présents physiquement au sein de la famille mais symboliquement absents. Ce qui est décrit trop facilement par les médias et les travailleurs sociaux comme une "démission" nous semble plutôt être le résultat de cette impossible présence, du fait d’une crise profonde de légitimité. C’est d’ailleurs ce que confirme une autre tendance en apparence opposée, celle au sur-autoritarisme. L’autorité qui se maintient sans un donneur de légitimité partagé par l’ensemble des acteurs tend inévitablement à être vécue comme excessive et à le devenir effectivement. Ce qui est de nouveau posé ici, ce n’est pas l’ampleur des interdits et des permissions posés, mais leur légitimation.

 

2. Des enfants sans place
 

La remise en cause de la place paternelle est logiquement une confiscation de la place des enfants. En effet, c’est dans la famille que l’enfant fait sa première expérience du lien social. Le lien familial est le premier lien social que vit l’enfant. Il est constitutif du premier apprentissage de vie en société dans lequel il s’acclimate à l’existence de l’Autre. La présence du père est à ce niveau essentielle, dans la mesure où l’acte de poser des limites est dans le même temps une réelle reconnaissance, la première forme de reconnaissance sociale que rencontre l’enfant. Bien entendu, cela ne signifie pas que la présence physique du père soit une nécessité ; et de nombreuses femmes vivant seules avec leurs enfants réussissent à poser des limites et donc une reconnaissance.

 

Par contre, les pères présents/absents apparaissent, pour ces enfants, comme une véritable énigme non structurante. Il en découle à la fois des difficultés dans le rapport à la limite et un déficit de reconnaissance sociale, que l’enfant cherchera à combler par tous les moyens à sa disposition. La situation n’est pas en elle-même problématique, elle n’est pas non plus fondamentalement nouvelle. Si quantitativement l’absence des pères grandit, elle a toujours existé, à un degré moindre. Cependant, l’aspect nouveau apparaît dans la disparition progressive des autres formes de reconnaissance sociale donneuse de limites, du fait de la crise socio-économique. Non reconnu dans la famille, l’enfant de nombreux quartiers populaires se voit aussi dénier toute place au sein de l’école, puis dans le monde du travail. Certes, il peut construire avec ses pairs vivant la même situation des expériences donneuses de reconnaissance dans un groupe et porteuses de limites intragroupales. Celles-ci n’ouvrent cependant pas à une reconnaissance sociale globale. Elles restent internes à un groupe, à un moment où le besoin et le désir sont de prendre une place sociale à part entière. C’est bien la question du droit de cité - ou du doit d’être cité -, ou encore de la citoyenneté, des enfants et des jeunes qui est ici posée.

 

La négation idéologique
 

Les processus décrits ci-dessus se déroulent dans un environnement idéologique sociétal particulier, qui a accompagné le développement de la crise économique et qui l’a en grande partie légitimée comme nécessité souhaitable et/ou comme réalité inévitable. Les ingrédients de cette mayonnaise idéologique sont désormais connus : ultra-libéralisme dans sa version négation de l’État, individualisme dans sa version culte de l’"excellence", relativisme absolu, diabolisation du principe même d’autorité censé déboucher sur l’autoritarisme, refus du conflit et culte du consensus, etc. L’ensemble de ces facteurs conduit à confisquer le droit au conflit, pour une génération qui en a plus que jamais besoin. Arrêtons-nous sur quelques-uns de ces aspects...

 

1. La négation du conflit
 

La crise que nous vivons est porteuse d’injustices et d’inégalités croissantes. Dans le même temps où un pan entier de la société s’appauvrit, un autre voit ses profits en bourse exploser. Nier idéologiquement le principe même de conflit, le présenter comme négatif, l’analyser comme uniquement destructeur, permet de constituer dans l’opinion une tendance à diaboliser le conflit social. C’est là oublier que toutes situations d’oppression - réelles ou ressenties comme telles - suscitent inévitablement le besoin de conflit, qui est dans le même temps volonté de compréhension et tentative de trouver une solution. Interdire le conflit, sans supprimer son origine dans l’expérience d’oppression, conduit à transformer le conflit en violence. L’idéologie du consensus sans conflit conduit inévitablement au maintien de la situation d’oppression, à l’illégitimité d’une parole contre celle-ci, ne laissant comme seule voie que la violence. La confusion entre conflit et violence, entre accord après confrontation et accord avant celle-ci, entre consensus et compromis, débouche sur une délégitimation de la parole de ceux qui se sentent opprimés.

 

Une telle situation a des conséquences non négligeables sur le rapport au monde des nouvelles générations. Ne pouvant pas trouver sur le marché de la confrontation sociale les conflits qui peuvent à la fois leur donner une explication collective de leur situation, un espoir social d’en sortir, une place sociale avec des personnes issues d’autres générations, une cible générale permettant d’orienter la contestation, elles vont tenter de le chercher ailleurs et autrement. La transmutation du conflit en violence peut dès lors se déployer.

 

Les formes de la transmutation sont visibles sur la scène sociale. Elles peuvent se résumer arbitrairement en trois catégories différenciées, signifiant toutes un degré de souffrance sociale différent et une recherche de place sociale. En premier lieu, nous trouvons ce que nous appellerons la violence internalisée, c’est-à-dire la violence retournée contre soi-même, dont la forme ultime est le suicide. Il n’est pas inutile, à ce niveau, de rappeler que le suicide est la première forme de mort des jeunes en France, surtout si l’on prend également en compte, comme relevant des même processus, les conduites suicidaires. La seconde forme repérable est, bien entendu, la violence externalisée avec cibles précises. Il n’est en effet pas neutre de noter ce qui est détruit dans les violences des jeunes, de même qu’il n’était pas indifférent d’analyser ce qui était détruit dans les émeutes de la classe ouvrière dans le passé, ou dans les révoltes de la faim du tiers-monde. Enfin, nous trouvons la violence externalisée sans cibles, c’est-à-dire prête à exploser en tout endroit et en tout temps. Force est de constater que notre société inégalitaire est plus sensible à certaines violences qu’à d’autres. Force est de remarquer que l’attention sociale se porte plus facilement sur les jeunes qui cassent que sur les jeunes qui se cassent.

 

2. De l’autorité au pouvoir
 

Outre la confusion entre violence et conflit, l’air du temps idéologique en entretient une autre, celle entre autorité et pouvoir. Cela permet une relecture des contestations passées et présentes, pour les présenter non plus comme le refus d’une situation d’oppression (familiale ou sociale), c’est-à-dire comme une remise en cause du pouvoir, mais comme une défaillance de l’autorité, ou une remise en cause du principe même d’autorité. L’enjeu est de taille. Il consiste tout simplement à internaliser des causes qui sont fondamentalement sociales ou externes à l’individu. La confusion ne peut que déboucher sur un appel à plus de répression, à plus de morale.

 

La forme prise par cette confusion peut alors se développer sous deux formes, niant toutes deux la nécessité d’un nouveau partage du pouvoir et donc des richesses. La première peut - pour forcer le trait - se décrire dans le leitmotiv suivant : " Les parents sont démissionnaires, ils ne jouent plus leurs rôles, les jeunes n’ont pas intégré la loi, ils n’ont plus de repères constructif, il faut donc leur en donner en leur rappelant la loi. " Un tel raisonnement fonctionne selon le vieux principe idéologique, de rappeler des constats justes pour en donner des explications et des conclusions ne touchant pas à la sphère du pouvoir. Il fonctionne également avec une méthode éprouvée idéologiquement, consistant à absolutiser des constats partiels. Nous l’avons rappelé ci-dessus. Nous considérons certes que de nombreux jeunes de milieux populaires voient se détruire les processus et institutions du monde populaire donneurs de repères, de sens et de consistance à leur existence. L’origine de ces dimensions critiques n’est cependant pas, selon nous, dans une " démission parentale " ou dans un refus de l’autorité par les nouvelles générations. Elle est dans une dimension sociale de négation de toute place sociale, tant pour les jeunes de milieu populaire que pour leurs parents. De la même façon, les réactions violentes d’une partie de la jeunesse peuvent se lire autrement que comme simple déstructuration ou décomposition, sans pour cela nier que ces dimensions existent au sein des jeunes du monde populaire. Elles sont également des tentatives de faire entendre une oppression et de faire avancer des aspirations, dans les canaux qu’ils trouvent à leur disposition, du fait de la faiblesse d’autres canaux d’espoirs sociaux. Ce qui est alors remis en cause, c’est un pouvoir donné, portant une autorité précise, vécue comme injuste - ce n’est en aucun cas le principe même de loi ou d’autorité.

 

La seconde forme de confusion idéologique peut être résumée dans un second leitmotiv, que nous caricaturons à dessein : " Les jeunes sont coupés de la vie démocratique ; ils ont désappris les règles fondamentales de la citoyenneté, de la démocratie et de la République ; il faut dialoguer avec eux et les intégrer dans la citoyenneté. " Un tel raisonnement - aussi séduisant soit-il - revient, une nouvelle fois, à occulter la question du pouvoir. Si les constats peuvent être considérés comme justes, la conclusion débouche une nouvelle fois sur une internalisation des causes. Éduquer les jeunes à la citoyenneté revient inévitablement à considérer que la source de leurs comportements se trouve dans une carence de savoirs et de savoir-faire démocratiques. C’est là utiliser l’impératif moral ou la grille morale de lecture en lieu et place d’une recherche sociale des causes. Si les comportements des jeunes interpellent le concept de citoyenneté, c’est justement qu’ils posent les questions de leur place sociale et celle du partage du pouvoir. Toutes les périodes historiques où un modèle de citoyenneté a été questionné ont également été des moments de luttes pour un nouveau partage du pouvoir (citoyenneté censitaire, droit de cité pour les femmes, etc.).

 

3. Des certitudes au relativisme absolu
 

Un troisième aspect du contexte idéologique actuel se lit dans l’émergence d’une philosophie centrée sur le relativisme absolu. En posant que toutes les affirmations, toutes les aspirations et toutes les valeurs se valent et sont en conséquence légitimes, le relativisme absolu conduit à une dépossession du monde, c’est-à-dire à un sentiment d’impuissance sociale devant les inégalités du réel social. Nous passons ainsi aisément d’une attitude exigeant le regard critique sur toute réalité, c’est-à-dire refusant les certitudes absolues, à une autre, consistant à absolutiser la relativité, c’est-à-dire à refuser le principe même de certitude. La diffusion de cette grille philosophique de lecture - outre qu’elle ouvre la voie à tous les révisionnismes et à tous les négationnismes - ne peut, en situation de mal-vie, que renforcer les réactions nihilistes. Le débat et le combat collectif conflictuel pour mettre fin à une situation jugée scandaleuse cède alors le pas aux réponses individualistes.

 

Les logiques de la dissidence
 

Les comportements des jeunes ont essentiellement été abordés, ci-dessus, sous l’angle de ce qui disparaît comme équilibre du fait de la crise. L’autre aspect est de tenter de saisir les logiques en œuvre dans les comportements, c’est-à-dire ce qui tente de se reconstruire.

 

1. La recherche du conflit
 

De nombreux comportements et attitudes de la jeunesse de milieu populaire indiquent une recherche de confrontation avec le monde adulte et la société globale. Ainsi en est-il des stratégies de visibilité sociale, amenant les jeunes à occuper des lieux où ils ne peuvent pas passer inaperçus. De la même façon, la provocation peut être comprise comme comportement obligeant au contact et à la prise en compte, même sur un mode négatif. Se sentant, à tort ou à raison - peu importe ici -, déniés toute place sociale, ces jeunes préfèrent en prendre une sur le versant négatif. Avoir une place négative vaut mieux que ne pas en avoir du tout. Au sein de la famille, la logique peut prendre une forme similaire. Devant l’absence de discours des parents, le passage à l’acte peut aussi se lire comme quête de conflit permettant au jeune de se situer dans un rapport de reconnaissance.

 

La question sociale qui nous est posée par ces comportements de visibilisation sociale est celle de la capacité du monde adulte à accepter le conflit comme élément nécessaire à la constitution d’un lien social et familial où chaque acteur prend une place. Cela pose une double condition, impliquant remise en question de notre modèle de société. En première condition, il y a la nécessité d’un minimum de stabilité pour pouvoir vivre sereinement un conflit et ainsi le rendre productif. Nous avons souligné ci-dessus l’ampleur de la déstabilisation vécue par les adultes du monde populaire et les conséquences sur les identités parentales. Si les mères ont encore la possibilité de se replier sur les enfants sans briser la cohérence portée par les cultures populaires, les pères, eux, vivent pour beaucoup une véritable crise de légitimité. À un niveau plus global, de nombreuses professions en contact avec les jeunes sont questionnées sur l’efficacité et le sens de leurs actions. L’école et le travail social, par exemple, vivent à mon sens une véritable crise de leurs identités professionnelles. Là aussi, les adultes sont déstabilisés et ont tendance à fuir, à occulter ou refuser le conflit.

La seconde condition se trouve, selon nous, dans les limites du modèle de citoyenneté que nous héritons de l’Histoire. Celui-ci porte en effet une dimension adulto-centrique, c’est-à-dire qu’il considère que les jeunes n’ont pas encore acquis l’ensemble des capacités à la citoyenneté. Le citoyen est postulé comme ne pouvant être qu’adulte. La citoyenneté de ’enfant et du jeune est un impensable et un impensé du modèle français de citoyenneté, tel qu’il a été hérité de la Révolution française et de deux cents ans d’Histoire. L’enfant et le jeune sont perçu comme être à éduquer et non comme citoyen à associer aux processus de décisions. Or, il faut souligner ici que le conflit n’a de sens positif, progressiste et constructif, qu’à la condition que les deux parties acceptent le principe de la négociation. Si la question du pouvoir est éludée, nous nous retrouvons dans un simulacre de conflit et de dialogue.

 

À cet égard, il faut souligner l’aspect idéologique de nombreux discours sur la communication. Ceux-ci postulent, en effet, que le problème, dans le rapport aux jeunes ou à d’autres populations, se situe uniquement dans l’incompréhension. Il suffirait de bien expliquer le réel pour déboucher sur la disparition des problèmes, qui sont donc postulés sans réelles bases objectives. Ce faisant, c’est le conflit qui est une nouvelle fois dénié, au moment où les acteurs en ont le plus besoin.

 

2. Une demande de normalité
 

La dissidence peut également se lire comme exigence de normalité. Paradoxalement, en effet, les jeunes que nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes décrivent dans leurs discours un souhaitable de grande conformité sociale. Nous sommes ici loin des discours sur l’existence d’une " culture jeune ", qui serait un rejet de la norme sociale. C’est pour atteindre une normalité considérée comme inaccessible autrement que de nombreux jeunes entrent en dissidence. Devant l’absence de place sociale, trois possibilités sont disponibles pour entrer en dissidence. Avant de décrire ces options, rappelons qu’une des manières possibles pour décrire une société est de la définir comme un mode d’articulation entre des finalités légitimes et des moyens légitimes. Pour les sociétés industrialisées, la finalité légitime posée est la consommation et le moyen légitime est le travail. La carence du moyen légitime peut déboucher sur les orientations suivantes.

En premier lieu, il y a l’attitude visant à faire disparaître la finalité légitime.

 

L’attirance vers les sectes ou vers l’intégrisme religieux peut aussi se lire comme tentative de faire disparaître une finalité légitime inaccessible. De la même façon, le suicide est une des formes extrêmes permettant de faire disparaître toute finalité. La seconde orientation possible est la recherche de moyens illégitimes pour parvenir aux finalités sociales légitimes. Paradoxalement, la délinquance apparaît ici comme quête de la normalité. Ce processus est constatable pour d’autres publics, sous des formes différentes. Ainsi, de nombreux travailleurs sociaux ou enseignants ont pu constater la propension des familles ayant de grosses difficultés de revenus à consommer au-dessus de leurs moyens. Ces familles sont, par exemple, parmi les plus demandeuses de téléphones portables. Ces comportements peuvent se lire comme irrationalité de gestion, mais peuvent aussi se comprendre comme exigence de normalité dans l’immédiat. La troisième possibilité est l’action collective pour transformer la situation. Dans ce domaine, force est de constater que nous sommes passés d’un fort réseau associatif revendicatif, dans les années 1980-1985, à une tendance à un associationnisme centré sur les loisirs et la gestion d’activités. De nouveau, par volonté d’éluder les situations conflictuelles, cette voie a été largement bouchée et délégitimée.

 

Une exigence de citoyenneté
 

Que ce soit dans la famille ou dans la société, les jeunes remettent en cause notre modèle de citoyenneté. Le débat n’est donc pas ici d’" intégrer " les jeunes à une citoyenneté qui serait préexistante, mais de saisir en quoi le comportement et la situation des jeunes de milieux populaires (comme ceux d’autres populations marginalisées)orientent à la fois vers plus de justice sociale et vers une citoyenneté nouvelle, à définir et à conquérir. Nous avons déjà souligné plus haut le caractère adulto-centrique de notre modèle de citoyenneté. Quelques autres dimensions de ce modèle peuvent être soulignées.

 

1. Une citoyenneté capacitaire
 

Le modèle français de citoyenneté porte historiquement en lui une logique capacitaire, posant que certains ont les capacités à être citoyen alors que d’autres ne l’auraient pas. Successivement, l’affirmation d’incapacité a servi à exclure du droit de cité les travailleurs, par la logique censitaire, les femmes par la logique sexiste. À chaque fois, il a fallu des luttes sociales et des rapports de forces pour faire exploser ces verrous à la citoyenneté. Aujourd’hui, les jeunes et les immigrés sont également globalement considérés comme incapable du droit de cité.

 

2. Une citoyenneté délégataire
 

Le modèle français de citoyenneté est centré sur la notion de délégation du pouvoir. Chaque citoyen posséderait une parcelle du pouvoir de la nation, qu’il déléguerait à des élus par le biais d’élections démocratiques. Cette logique dépasse de beaucoup la simple sphère des élus politiques. Elle est présente dans le fonctionnement des institutions (école, logement, structure sociale, etc.). Force est de constater que ce modèle (qui a été un progrès historique à son époque d’émergence) dessine la figure d’un citoyen passif qui n’assume pas les responsabilités de sa parcelle de pouvoir, mais qui la délègue. La citoyenneté délégataire est dans le même temps une citoyenneté individuelle, empêchant aux collectifs d’exister comme réalité agissante.

 

3. Une citoyenneté non économique
 

Le modèle français de citoyenneté se centre sur la sphère politique et élimine la dimension économique. Si l’égalité de tous est affirmée dans le principe " Un homme - une voix " (qui devrait d’ailleurs, dans son universalité, pousser à l’attribution du droit de vote aux résidents étrangers), l’inégalité dans le domaine économique n’est pas questionnée. Or, force est de constater, avec le développement de la crise, que l’exercice du droit de cité nécessite un minimum de stabilité sociale, comme en témoigne la tendance des populations exclues à déserter les urnes.

 

4. Un rapport méfiant au monde
 

D’autres caractéristiques de la citoyenneté actuelle pourraient être déclinées. Nous nous sommes contentés de celles qui étaient remises en cause par l’évolution de notre société et en particulier par la situation des jeunes de milieux populaires. Ceux-ci développent en effet un rapport méfiant au monde, qui rend décalés les discours qui leur sont tenus en matière de politique, de concertation, de citoyenneté.

 

L’expérience de la galère, par son aspect douloureux (même quand elle n’est pas vécue personnellement, mais qu’elle est présente dans l’environnement social et géographique) et l’isolement qu’elle entraîne, produit un rapport particulier au monde et à l’existence. Celui-ci se caractérise par une méfiance exacerbée à l’égard des promesses et une volonté de tout maîtriser. Dans le domaine politique, de telles attitudes s’opposent au modèle classique de citoyenneté, centré sur la délégation et la représentation. Sans l’avoir voulu, les jeunes se retrouvent en situation d’innovation, par rapport à notre conception dominante de la délibération démocratique. Les jeunes lascars de banlieue manifestent souvent le désir de contrôler les décisions qui les concernent, l’exigence d’une proximité plus grande des élus, leur volonté d’une démocratie plus directe. De nombreuses expériences d’associations de jeunes, qui n’ont pas tenu compte de cet aspect, se sont conclues par des échecs. Proposer à un groupe de jeunes de l’associer à un processus de décision en lui demandant de désigner un représentant, c’est souvent oublier ce rapport nouveau au politique, qui est le résultat d’une socialisation particulière.

 

Conclusion
 

Des mutations profondes sont en cours, au sein des sociétés industrialisées. À leur base se trouve la déstabilisation des cultures de classes, entraînant une baisse d’efficacité des processus de socialisation et des institutions qui les portaient. Les conséquences intrafamiliales se concentrent en grande partie autour de la figure du père, qui se retrouve avec une délégitimation objective de son autorité, une tendance à l’absence et une identité blessée. Par voie de conséquence, les enfants ont des difficultés à trouver une place sociale légitime, d’autant plus que les autres institutions socialisatrices sont elles-mêmes touchées par la déstabilisation et la délégitimation. Les nouvelles générations ne restent cependant pas passives devant cette déconstruction. Elles entrent en dissidence selon les modalités encore à leur disposition. Ce discours critique sur le monde (même si on peut remettre en cause ses formes et ses cibles) remet en cause à la fois les injustices sociales et notre modèle de rapport au politique.

 

 

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Published by Cabinet.psy70-Luxeuil.fr - dans Dossier Actualité-sociologie
31 décembre 2014 3 31 /12 /décembre /2014 16:45

Face à l'exploitation industrielle des consciences et face au vol calendaire voulu par le consumérisme et la spéculation, chacun de nous doit devenir un gardien du temps. C'est le combat d'une résistance pour sauvegarder avec pugnacité ce qui constitue la matrice de la beauté humaine, contre un monde devenu économiquement pulsionnel et sauvage.

 

" Prise d'otages régalienne "

 

 

Selon le philosophe et sociologue Edgar Morin, l'accélération financière et technologique, déconnectée du rythme de l'être humain, mène la société à l'épuisement. Alors que des algorithmes accentuent de manière exponentielle la spéculation financière hors de tout contrôle, des citoyens refusent de se soumettre aux diktats de l'urgence et de l'immédiateté, pour redonner du sens au temps qui passe...

 

 

Nous sommes entrés dans l’ère de l’accélération globalisée. Vitesse et court terme sont devenues la norme de la société. Mis sous tension par l’accélération financière et technologique, nous tentons encore de suivre un rythme qui nous mène pourtant vers des catastrophes écologiques, économiques et sociales annoncées. Mais certains d’entre nous ont décidé de ne pas céder à l'injonction d'’immédiateté, en expérimentant - individuellement ou collectivement - des alternatives locales et concrètes, afin de « bien vivre ». Chaque jour partout dans le monde, en Europe, en Amérique Latine, aux États-Unis ou en même en Inde, ils travaillent à redonner du sens au temps. À la marge du paradigme dominant ils contribuent peut-être déjà au nouveau monde de demain.

 

 

 

Entretien avec Bernard Stiegler, philosophe, co-fondateur de Ars industrialis, association internationale pour une politique industrielle des technologies de l'esprit : « Je ne crois pas à la décroissance, mais plutôt à une nouvelle révolution industrielle. » (16min07)

 

 

Extraits de l'ouvrage " Je n'est pas un autre " Chapitre 3: Comment reconquerir le temps ?

 

Copie-de-extrait-94--98.jpg

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Liens sécurisés vers l'ouvrage : www.amazon.fr

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28 décembre 2014 7 28 /12 /décembre /2014 11:26

La manipulation des médias est une réalité de notre temps, mais la crédulité, elle, est universelle. Une étude en psychologie s’est penchée —encore une fois— sur les raisons qui rendent certaines personnes plus susceptibles de croire en une information fausse, qu’elle leur parvienne des médias, de la presse ou des politiciens.

 


À la base, ces chercheurs partent d’un constat récent, qui a été révélé ces dernières années par l’analyse de nos cerveaux: rejeter une information demande plus «d’efforts» que d'y croire. Notre cerveau doit en effet analyser —la fiabilité de la source d’information et le caractère plausible ou non de l’histoire— avant de la rejeter. En comparaison, si on choisit d’y croire, notre cerveau peut faire une sieste...

 

Mais c’est plus compliqué que ça, écrivent le psychologue australien Stephan Lewandowsky et ses collègues. D’une part, si le sujet n’est pas déjà important pour vous, la fausse information risque de s’enraciner plus facilement dans votre esprit —et il sera par la suite très difficile de l’en déloger.

 

Or, même lorsque le sujet est important pour vous, et que vous prenez donc le temps d’analyser l’information, cela se fait si vite qu’il n’y a que quelques éléments auxquels vous portez attention: la source d’information est-elle crédible? Quelles sont les autres personnes de mon entourage qui y croient ? Est-ce que cette information est «compatible avec d’autres choses auxquelles je crois» ?

 

Qu’ont en commun ces éléments auxquels vous portez attention? Le groupe auquel vous vous identifiez, les idéologies auxquelles vous adhérez, bref, tout ce qui prédétermine déjà votre vision du monde, sera crucial dans votre choix de croire ou non à une information —et ce, qu'elle soit vraie ou fausse.

 

Ces conclusions n’étonnent pas quand on pense politique: l’électeur qui préfère le parti X sera davantage enclin à croire au chef du parti X. Mais quand on pense science, ces constats deviennent gênants: on peut pratiquement prévoir à l’avance quels groupes croiront spontanément que la vaccination cause l’autisme, que les OGM ne sont pas dangereux ou que le réchauffement climatique est un canular, pour reprendre trois des exemples cités par Lewandowsky et ses trois collègues américano-australiens.

 

Leur article a été mis en ligne le 18 septembre par la revue " Psychological Science in the Public Interest ".

 

«Il y a un coût social à la désinformation», écrivent les auteurs: arrive un moment où une fausse croyance est si bien enracinée qu’elle influence les décisions politiques. Et sachant cela, des groupes bien organisés peuvent arriver à répandre de fausses informations, par le biais des médias, de la rumeur publique et même des politiciens: c’est le mécanisme qu’on a vu à l’oeuvre dans les années 1980 chez les défenseurs du tabac et, depuis les années 1990, chez les climatosceptiques.

 

Les solutions qui en découlent sont donc à l’envers de ce qui est couramment défendu par les scientifiques: se contenter de «dé-mythifier», ce qui serait le réflexe premier des scientifiques, n’est guère utile si la croyance est déjà profondément enracinée. Il faut travailler en amont, notamment —quand c’est possible— en prévenant les gens que «l’information qu’ils vont recevoir peut être trompeuse».

  • Les avertissements peuvent induire un état temporaire de scepticisme, qui peut maximiser l’aptitude des gens à discriminer entre une vraie et une fausse information.

Une autre piste de solution est de fournir une «explication alternative» aux causes d’un événement. Cela peut permettre d'ouvrir une voie de sortie à certaines personnes qui ont entendu dire que leur information était fausse, mais qui ne savent pas comment en «décrocher».

 

Désinformer pour régner : Un regard de la science sur elle-même !

 

Comment désinformer ? Il vous suffit d’avoir une poignée de scientifiques pour vous donner une apparence de crédibilité. Et beaucoup d’argent, à distribuer en catimini pour favoriser certaines études. À partir de là, la bête va grossir toute seule...

 

C’est tellement simple qu’on s’étonne que tant de gens puissent tomber dans le piège. Et tellement tordu qu’on a du mal à croire que certains relationnistes aient été assez fiers pour publier un guide —Bad science : A Resource Book, en 1993. Et pourtant, ce n’est qu’un fragment de ce que les procès contre les compagnies de tabac ont révélé.

 

Car tout part du tabac : dans les années 1950 et 1960, les multinationales se sentant menacées par la science du cancer ont embauché des relationnistes et des lobbyistes, donnant du coup naissance à une « industrie du doute ». Que décrit l’historienne Naomi Oreskes dans un excellent ouvrage paru plus tôt cette année, Merchants of Doubt.

 

Financement en sous-main de « groupes de réflexion » (think tank) composés d’universitaires (des scientifiques, mais aussi des économistes) payés pour donner des conférences ou rédiger des mémoires sympathiques à l’industrie; publication de dépliants, bulletins, livres, expédiés à des milliers de politiciens et de journalistes. L’objectif : non pas combattre la science par la science, mais semer le doute dans l’esprit du public : « d’autres produits peuvent causer le cancer », « la science est faite d’incertitudes », « davantage d’études sont nécessaires » avant de réglementer le tabac.

  • L’industrie avait compris qu’il vous est possible de créer l’illusion d’une controverse simplement en posant des questions, même si vous connaissiez en fait les réponses et que vous saviez qu’elles n’aidaient pas votre cause.

Car l’industrie savait : les procès du tabac intentés dans les années 1990 ont en effet révélé que les compagnies savaient dès les années 1950 qu’il existait un lien entre tabac et cancer. Elles ont dès lors travaillé à le dissimuler et la stratégie a plutôt bien fonctionné : il a fallu attendre les années 1980, voire 1990, pour que le public nord-américain cesse de croire que la science était divisée sur la question du tabac. Ce n’est que le début de l’histoire que raconte Naomi Oreskes, de l’Université de Californie à San Diego, et son collègue Erik Conway, dans cet ouvrage admirablement documenté. Car le tabac n’est que le premier chapitre : forts de leur succès, ces « marchands du doute » se sont mis au service de l’industrie du charbon —lorsque le gouvernement américain a voulu la réglementer pour combattre les pluies acides— des CFC —le trou dans la couche d’ozone— et de l’armement. Depuis 15 ans, ils sont au service des industries du pétrole, du charbon et de l’automobile, où ils travaillent à créer l’illusion que subsiste un débat scientifique autour du réchauffement climatique.

  • Le réchauffement climatique. D’abord ils ont affirmé qu’il n’y en avait aucun, puis ils ont affirmé que ce n’était qu’une variation naturelle, puis ils ont affirmé que même s’il était réel, et que c’était de notre faute, ça importait peu puisque nous avions juste à nous adapter. Cas après cas, ils ont systématiquement nié l’existence d’un consensus scientifique.

Du tabac au climat, ce sont en effet les mêmes tactiques qui se répètent encore et encore, ce qui rend cette lecture parfois désespérante.

 

Les médias portent une part de blâme, puisque ce sont eux qui répercutent les « études » de ces Instituts Cato, Competitive Enterprise Institute et autres groupes financés à 100% par ces industries. Mais la désinformation a su, avant toute chose, exploiter une qualité du journalisme, qui devient dans ce cas-ci une faiblesse : l’ambition d’accorder un temps de parole égal au « pour » et au « contre ». Devant un document farci de jargon scientifique, signé par le détenteur d’un doctorat affilié à une université, le journaliste —et le politicien— sont impressionnés... ce qui est exactement le but visé.

 

Si les tactiques sont restées les mêmes depuis l’époque du tabac, le ton est devenu plus hostile ces dernières années. La droite américaine en particulier, ne se contente plus de semer le doute, elle envoie des mises en demeure aux scientifiques, joue la carte du harcèlement et certains climatologues ont reçu jusqu’à des menaces de mort. En entrevue pour Je vote pour la science, Naomi Oreskes expliquait le mois dernier cette évolution par « les enjeux plus élevés » :

  • À mesure que les enjeux sont devenus plus élevés, la pression est devenue plus élevée et les tactiques, de plus en plus extrêmes.

Que faire ? C’est sans doute la seule chose qui manque dans ce livre. Mais le lecteur qui n’est pas scientifique y apprendra à tout le moins qu’être vigilant face aux désinformateurs, ce n’est pas sorcier. Pas besoin en effet d’avoir un doctorat en physique pour distinguer une opinion d’une étude, spécialement quand elle émane d’un groupe qui dissimule soigneusement ses sources de financement.

  • En bref, aucun citoyen n'est plus bête qu'un autre, même si celui-ci n'est pas équipé des diplômes les plus illustres. L'intuition des populations n'est parfois pas si éloignée de la vérité, fut-elle bien cachée par des personnes influentes. L'avenir appartient désormais à ceux qui, toujours plus nombreux, éguisent leur discernement... Bien loin de l'idée d'être des partisants de la "théorie du complot".

Pascal Lapointe pour www.sciencepresse.qc.ca/

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21 décembre 2014 7 21 /12 /décembre /2014 11:51

Il a reçu des femmes en consultation pendant vingt ans. L’expérience d’Alain Héril, psychanalyste et sexothérapeute, lui a permis de brosser six profils psychosexuels selon les âges. Une vision rassurante de la sexualité féminine.

 

 

 

La plus jeune avait 14 ans, la plus âgée 82… Des centaines de femmes ont été accueillies, dans le cabinet du psychanalyste et sexothérapeute Alain Héril, en vingt ans de pratique : « Elles ont longtemps représenté 90 % de ma “patientèle”. Et, très vite, j’ai réalisé qu’il existait des spécificités psychosexuelles liées à l’âge. » C’est cette typologie sexuelle féminine inédite, réalisée par le spécialiste, que nous vous proposons de découvrir. Les portraits qui suivent ont été nourris de nombreux échanges rassemblés par Alain Héril, avec ses trois « casquettes » : celle du sexothérapeute à l’écoute de ses patientes, celle du formateur et superviseur d’autres praticiens, et celle de l’écrivain recueillant des témoignages directs pour ses livres. « Je suis alimenté par les paroles de toutes ces femmes dans un espace thérapeutique au sein du cabinet, et par d’autres voix, plus libres, explique-t-il. Ce travail n’est ni intuitif ni empirique. »

 

Que faire de ces profils ? « Je crois qu’il y a au moins deux façons de les lire : d’abord essayer de se reconnaître, de voir si ce qui est dit correspond à ce qu’une femme est train de vivre. Ensuite, tenter de comprendre que la sexualité s’inscrit dans une dynamique de vie et que toutes les problématiques, toutes les difficultés peuvent donner naissance à un éveil, à une possibilité de grandir. Car il n’y a pas d’âge pour vivre une sexualité épanouie. »

 

Entre 16 et 25 ans : le romantisme

 

La sexualité est à son orée. La femme est davantage dans la projection de ce que sera sa sexualité que dans l’établissement d’une stabilité définitive. Chaque rencontre est chargée de cet espoir d’expérimenter ce que la dimension sexuelle porte en elle naturellement : une intensification des sensations et des émotions. Cette période de la vie est empreinte de la mémoire de l’enfance et de l’adolescence. Les mécanismes de défense sont toujours présents. Les jeunes femmes recherchent autant les espaces de sécurité que ceux de l’aventure. Une des caractéristiques de cet âge est une grande aptitude au romantisme, qu’il soit « fleur bleue » ou très « conquérant ». C’est une composante psychologique essentielle à cet âge : d’un côté, un appétit d’épanouissement sexuel, de l’autre, l’attente d’un prince charmant qui tarde à venir, l’idée d’un homme rassurant, aimant et qui saura apporter cette intensité sexuelle tant espérée.

 

Côté ombre : colère, inhibition, révolte
Le vécu sexuel s’accompagne de sentiments parfois négatifs, la sensation d’être envahie par des « forces » difficilement contrôlables. La femme de 16-25 ans se sent malhabile et aventureuse à la fois. Cela peut l’amener à un certain besoin de révolte : contre l’éducation reçue, contre l’image de la femme donnée par sa mère, contre la société qui fait croire que la sexualité est « simple et facile », et contre elle-même et son incapacité à dépasser ses contradictions internes.

 

Côté lumière : séduction, développement du narcissisme, acceptation de l’attente
Cette entrée dans la sexualité est un temps de découvertes. Celle de sa capacité de séduction et d’une manière de l’affirmer, qui s’accompagnent d’un développement harmonieux de son narcissisme. Ces deux étapes aident à accueillir l’attente, si spécifique à cette période.

 

Entre 25 et 38 ans : la créativité

 

C’est une période naturelle de stabilisation des émotions, où la femme est plus habituée à son corps, elle le connaît mieux et sait ce qu’il faut faire pour être en « bon compagnonnage » avec lui. Elle sait qu’il est possible pour elle de vivre une intensité sexuelle. À ce titre, le besoin d’une sexualité plus créative est énoncé de façon plus directe. S’ouvrir à soi, à l’autre, à ses sensations, à sa sexualité est un mouvement qui appartient à ces femmes-là. Passé 35 ans, c’est aussi la crainte de la fameuse horloge biologique qui s’exprime et peut engendrer soit une sexualité à des fins procréatives, réduisant l’autre au rôle de géniteur, soit une sexualité joyeuse, dans un projet parental partagé. Pour peu que la période précédente ait été vécue sans trop de heurts relationnels ni traumatismes, la liberté d’être au plus près de soi et de ses désirs, de les vivre pleinement, prend sa place de manière directe et forte.

 

 
 

Côté ombre : frustration et impatience
Si les attentes ne sont pas comblées, un sentiment d’insatisfaction peut se mettre en place et connoter la sexualité d’un goût amer. Si les rencontres avec les partenaires sexuels sont fécondes, tout s’ouvre. Mais si la vie sexuelle ne trouve pas son axe juste, c’est la frustration qui envahit tout l’univers sensible, et l’impatience vient naturellement compléter le tableau.

 

Côté lumière : courage et détermination
L’un des avantages de ce moment de la vie d’une femme, c’est qu’elle ose ! À partir de 30 ans, il suffit de rassembler son énergie intérieure, de la diriger vers un but et de ne rien lâcher. Ce courage crée une manière déterminée d’agir et de demander ce qui est de l’ordre de son désir. C’est une manière de forcer la réalité, de la faire plier en douceur pour qu’elle soit la plus conforme possible à ce dont elle a besoin en vue de vivre avec un minimum de sérénité et de joie.

 

 

Entre 38 et 47 ans : la volupté

 

L’entrée dans la quarantaine est, pour la vie sexuelle d’une femme, le moment de regarder sa vérité en face, afin de savoir parfaitement où elle en est du rapport à soi, à son corps et à son désir. La préoccupation de la maternité a laissé la place à un espace qui se libère. Le désir y reprend sa place et la volupté se questionne à nouveau, avec délices pour certaines et appréhension pour d’autres. Le recentrage sur la dimension sexuelle se fait de manière naturelle, autour de la notion de féminité. C’est la caractéristique – pour ne pas dire la fonction – de cette période que de venir interroger l’identité féminine.

 

À ces âges, beaucoup de femmes ont appris à mettre en place un rapport à leur corps équilibré, sans la dépendance à des images normatives imposées par l’extérieur. S’ouvrent alors un espace de tranquillité et une affirmation narcissique forte et conquérante. De nombreuses enquêtes sur la sexualité féminine soulignent le grand pourcentage de femmes ayant connu leurs premiers orgasmes dans cette période-là. Vivre sa sexualité entre 38 et 47 ans, c’est d’abord être à l’écoute de soi-même, être attentive à ce qui se passe et à ses sensations au moment même où la rencontre sexuelle a lieu. Mais c’est aussi accepter la force émotionnelle de ce que l’on ressent et ne pas chercher à la masquer, la nier ou lui échapper. Car les ressentis sexuels sont souvent plus intenses à ce moment de la vie. Le psychisme met naturellement en place un lâcher-prise auquel il est bon de consentir si l’on veut justement être présente à soi-même. La découverte de cette capacité, et en éprouver de la joie, donne à cette femme une assurance qui lui permet d’affirmer son désir et de vivre sa sexualité avec légèreté et profondeur.

 

Côté ombre : irritation, mélancolie, assèchement
Durant cette période peuvent apparaître les premiers signes de la préménopause. Symboliquement, c’est l’inscription d’un âge à venir. Les signes sont clairs, aléatoires et intermittents – sécheresse vaginale, irritation, baisse de la libido, périodes d’aménorrhées, bouffées d’angoisse… Ils peuvent contrarier la vie sexuelle et installer une sensation d’amertume, de nostalgie, avec des touches légèrement dépressives. Les femmes se disent qu’elles ont « raté le coche », que les années de jeunesse n’ont pas servi à la découverte de l’extase et qu’il est trop tard. Une forme de frigidité peut s’installer.

 

Côté lumière : joie, spiritualité, tonicité
À l’inverse, cette période peut être un grand moment de révélations. Les femmes ne veulent plus concevoir le lien au plaisir sous la forme d’un mélodrame. Elles veulent ressentir leurs désirs et leurs possibilités de jouissance comme une grande « ode à la joie ». Ce besoin de jubilation se traduit par l’acquisition d’une grande légèreté et d’une attitude à la fois mutine et courageuse. Elles veulent tenter de nouvelles choses et les abordent sans culpabilité. Ce qui ressort également, c’est un besoin d’allier la sexualité à des valeurs spirituelles fortes. Ces femmes s’interrogent souvent sur le lien entre l’amour, le sexe et des énergies que nous qualifierons ici d’existentielles, à défaut d’autre mot. Elles ont l’appétit pour sortir d’une sexualité pulsionnelle trop proche de celle des hommes, et explorer le terrain d’une intensité orgasmique et relationnelle au centre de laquelle se niche l’émotion. Lorsqu’elles y parviennent, elles se sentent envahies d’une tonicité flamboyante qui n’est ni plus ni moins que le triomphe de la pulsion de vie !

 

Entre 47 et 50 ans : le questionnement

 

Quatre années importantes, celles d’un tournant essentiel, car il permet de négocier l’entrée dans la cinquantaine. Les questions qui se posent là se doivent d’être résolues. Le temps presse et il devient urgent de pouvoir appréhender son aptitude au plaisir avec force et sérénité. Ce compte à rebours est la « pierre de touche » qui va permettre de prendre l’élan nécessaire pour les années à venir. Il oblige à une profonde introspection, et à regarder ses années passées sans fioritures et en toute honnêteté. Trois étapes reviennent souvent dans ce moment de bilan. D’abord, une envie de revisiter les émois de celle que l’on fut : il s’agit de reconnaître le chemin parcouru, comme un point d’appui pour aller vers autre chose, et accepter son présent… et l’avenir.

 

Ensuite viennent les questionnements sur le sens du couple : les femmes qui ont investi dans la vie à deux en ont attendu des joies et des satisfactions qui n’ont pas toujours été au rendez-vous ; soit elles oeuvrent pour affirmer le lien qui les relie à leur compagnon, soit elles le remettent en cause. Non pas pour aboutir à la rupture, mais pour donner du sens à ce lien, pour le rendre vivant. Enfin vient le questionnement de la place de la femme dans la sexualité : aux alentours de la cinquantaine, elle recherche la féminité. On est plutôt dans un cheminement existentiel très intériorisé : il débouche bien souvent sur une meilleure connaissance de soi et sur un sentiment très net d’appartenance au monde des femmes. C’est la fonction du gynécée, période de grande recherche intellectuelle qui n’est pas sans s’associer avec les questionnements spirituels abordés plus haut. Les femmes lisent beaucoup pour comprendre et intégrer cette question de la place du féminin dans le sexuel.

 

Côté ombre : alternances dépression/exaltation
Entre 47 et 50 ans, peut s’installer de manière intermittente une peur de vieillir. Celle-ci titille certaines femmes et les amène à considérer leur corps comme n’étant plus tout à fait désirable. Cette peur se traduit parfois par une perte de désir et une sublimation de la libido, alors vécue de manière symbolique dans le développement des rapports sociaux – activités de toutes sortes, engagement dans des associations ou développement de la créativité. Cette forme de renoncement à la sexualité peut s’installer à long terme.

 

Côté lumière : le jaillissement
Une fois la nostalgie du passé digérée, il s’inscrit comme un jaillissement, un besoin de vivre sexuellement. Ce réveil des sens entraîne les compagnons à reconsidérer leur compagne, à les désirer de nouveau tant elles sont dans l’éclat et la puissance. Moment de grâce qui laisse entrevoir de belles heures à venir…

 

 

Entre 50 et 55 ans : l’ouragan

 

S’il fallait qualifier d’un mot la sexualité des femmes entre 50 et 55 ans, « encore » serait le plus juste. Mais pour le vivre dans sa totalité, pour être dans cet « encore » vivifiant, il est nécessaire de prendre en compte certaines caractéristiques liées à cette période particulière d’une vie de femme. Souvent, vers 45 ans, les premiers signes de la ménopause font leur apparition. Passé la cinquantaine, c’est un véritable ouragan physique et psychique qui se déchaîne ! Le corps se modifie, les règles disparaissent, la libido baisse, les bouffées de chaleur s’accompagnent souvent de crises d’angoisse ; un sentiment dépressif, accompagné d’une irritabilité constante, prend place.

 

De nombreuses femmes associent ces signes à la fin de leur vie de désir. Mais beaucoup – de plus en plus – savent que « ménopause » n’est pas équivalent à « fin de la sexualité ». Il y a donc comme un combat interne entre le vécu hormonal, qui semble interrompre le désir, et un ressenti qui, à l’inverse, tend vers plus d’épanouissement, plus de plaisirs des sens, plus de légèreté, plus d’ouverture. Les femmes inscrites dans cette lutte contre les aléas du temps sur leur désir en sortent toujours victorieuses, car elles sont animées par une pulsion de vie solide et conquérante. Grâce à celle-ci, elles se donnent le droit d’entrevoir des lendemains qui chantent et qui jouissent. Et même si la peur de vieillir est concomitante à la ménopause, elles vivent au présent des joies érotiques d’autant plus fortes qu’elles n’ont plus rien à prouver, ni à elles-mêmes, ni à leur compagnon, ni à qui que ce soit.

 

Quoi qu’elles aient vécu auparavant, elles cultivent un profond désir d’expérimentation sexuelle. Cela va de la confirmation de sensations déjà éprouvées à la découverte de nouveaux territoires de leur sexualité. Elles interrogent leur corps et leurs capacités, non pas dans le sens d’un « toujours plus », mais dans la préoccupation d’une meilleure connaissance de leur puissance sexuelle et jouissive. Elles ne veulent pas retrouver une jeunesse physique ni ne croient qu’elles ont le même corps qu’à 20 ans. Ce qu’elles souhaitent par-dessus tout, c’est éprouver des sensations et des émotions qui les bouleversent. Elles savent pouvoir le vivre avec ce corps qui est le leur !

 

Côté ombre : peur, solitude, dépression
Certaines femmes peuvent vouloir des réussites sensuelles dans leur tête et penser que leur corps n’est plus apte à jouer le jeu. Une amertume certaine s’installe alors et des émotions précises s’érigent en vérité, principalement la peur et la solitude. Lorsqu’elles trouvent place dans l’univers psychique de la femme, elles font souvent le lit d’un état dépressif parfois profond. La dépression met alors sous couveuse la libido, et ce n’est qu’au prix d’un sérieux travail sur soi qu’il devient possible de sortir du marasme, de retrouver un appétit pour ce qui est de l’ordre du charnel. D’où viennent cette peur et cette solitude ? Elles sont directement issues d’une incapacité pour les femmes à se vivre telles qu’elles sont et à n’éprouver du plaisir que seules, en détruisant petit à petit le lien social et affectif avec leur entourage.

 

Côté lumière : sérénité, plénitude, désinhibition
À l’inverse, les caractéristiques d’un tournant de vie bien négocié vont s’inscrire dans la triade sérénité, plénitude et désinhibition. La première est une sensation physique pleine et entière, et c’est bien la base qui permet de vivre le reste. Lorsque le corps est accepté de manière simple et naturelle, il répond par un renvoi de sensations… simples et naturelles ! Celles-ci sont alors vécues à leur plus haut niveau d’intensité. Il est évident que de tels fondements ne peuvent qu’entraîner, en ce qui concerne la possibilité d’un épanouissement sexuel, une désinhibition logique et joyeuse. Cela ne peut se réaliser que si les femmes de 50-55 ans acceptent de faire le deuil d’une jeunesse perdue et de construire un lien au présent plus calme. Ainsi peuvent-elles entrevoir comme une deuxième naissance possible : la naissance à elles-mêmes et à l’étendue de leurs possibilités jubilatoires. Elles se sentent en confiance et en vitalité.

 

55 ans et plus : la « sexygénaire »

 

Il serait faux de dire qu’aux alentours de 65 ans, le corps ne pose aucun problème aux femmes. Cela étant, le désir reste intact. Il est une source vivifiante. Lorsqu’il trouve l’espace pour se dire et se vivre, il peut déboucher sur des orgasmes postménopauses qui sont comme des cadeaux inespérés. Dans ces moments-là, la sexualité est investie d’une énergie centrée uniquement sur la grâce du plaisir. Elle ne devient plus un enjeu relationnel ou le terrain de jeux psychologiques complexes avec soi-même ou son partenaire. Au cours de cette période, et pour peu qu’un travail suffisant sur soi ait été fait, la femme est prête à s’ouvrir à elle-même et à se donner la possibilité d’une vie sexuelle plus pleine. La notion de plaisir devient différente d’une simple décharge. C’est le besoin de se rencontrer dans l’expression de sa joie orgasmique qui compte.

 

Côté ombre : dépression, solitude, détachement
Lorsque la vie laisse au fond du coeur et du corps des blessures indiscutables, c’est le manteau sombre de la dépression qui peut recouvrir les femmes. La sexualité peut être reléguée au rayon des souvenirs anciens, et l’idée qu’un épanouissement est encore envisageable paraît saugrenue. Il s’agit d’une dépression particulière, qui envahit le corps et ne dirige le regard que vers ce qui dysfonctionne. Conséquence, un certain détachement installe ses prérogatives : refus de participer à ce qui est autour de soi, retrait sentimental, absence d’émotions…

 

Côté lumière : spiritualité, liberté, joie de vivre, équilibre
Prendre son corps en charge, ouvrir sa sexualité, se connecter à la joie d’être en vie… Tous ces paramètres peuvent installer une femme au-delà de ses 60 ans dans une certitude fougueuse où la notion de désir est constamment activée. Se joue aussi le besoin de mieux comprendre qui elle est ainsi que sa place au monde. Cette sagesse qui s’inscrit dans le corps ne va pas sans une certaine dose d’hédonisme. Et c’est avec une grande liberté qu’à 60 ans et plus, la femme s’ancre solidement dans sa jouissance et dans son incarnation.

 

Source: Un dossier de Violaine Gelly pour psychologies.com

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1 décembre 2014 1 01 /12 /décembre /2014 09:07

Tout changement social doit concevoir son économie. Alors que s’est ouvert en 2013, à Paris, le OuiShareFest, premier événement européen entièrement dédié à l’économie collaborative, il s'agit de faire le point sur un ensemble de termes qui reviennent souvent dans l’actualité pour qualifier les modèles économiques émergents et à venir, qui cherchent à fournir des réponses aux urgences d'un consumérisme plus que jamais en ruine... entrainant avec lui les citoyens et l'ensemble des forces vives qui souhaitent redonner de l'oxygène... et de l'espoir !

  

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- Le paradigme de Schumpeter, un modèle économique caduc -

Onze théories économiques par Anne-Sophie Novel :

 

L’économie coopérative

 

Commençons avec le plus ancien de ces modèles, qui relève de l'économie sociale et solidaire. Les premières coopératives de consommation sont apparues à la fin du XVIIIe siècle afin de promouvoir une économie plus sociale. À l’époque, les consommateurs se regroupaient pour acheter en gros des biens de consommation en donnant à chaque membres le droit d’exercer des droits et des devoirs.

 

Dans cette économie sociale, des groupements de personnes visent à satisfaire des attentes collectives: des réseaux coopératifs aussi variés que celui des magasins Biocoop, des fournisseurs d’électricité comme Enercoop ou une banque comme le Crédit coopératif (dont la logique reprend celle des coopératives de production) proposent plus que des biens et des services : ils offrent des garanties sur la qualité des produits, les modes de production, le respect de l’être humain et de l’environnement, la garantie d’un prix juste, et au final une autre vision de la société.

 

En ce sens, la logique n’est pas anticapitaliste, mais a-capita-liste: ces initiatives ne sont pas en opposition au capital, mais dans sa négation, et la personne humaine remplace le capital dans la finalité de l’action collective des hommes.

 

Pour Jean-François Draperi, spécialiste du mouvement mutualiste et coopératif, ce mode de fonctionnement permet surtout d’assurer la cohérence des sociétés: "L’entreprise d’économie sociale renoue le lien entre les actifs et le capital. Elle réunit en association des personnes volontaires, chacune disposant d’une voix et d’une seule dans la prise de décision indépendamment des différences d’investissement financier. Le bénéfice réalisé n’est pas considéré comme un profit, mais comme un excédent de gestion sur lequel l‘entreprise constitue des réserves impartageables et inaliénables", explique-t-il dans Rendre possible un autre monde.

 

Dotée maintenant d’un ministère, ce secteur a créé 400 000 emplois nouveaux (davantage que le secteur privé traditionnel) en dix ans et avance actuellement sur la question de ses liens avec l’entrepreneuriat social (sous l’impulsion du Mouves, notamment) pour savoir si une acceptation plus large des statuts de l’ESS et de la gestion des profits peut être entendue (voir le tableau suivant pour saisir les nuances)

 

Tableau extrait du livre Vive la Corévolution ! 
 


L’économie positive

 

 

Définie par Maximilien Rouer et Anne Gouyon dans Réparer la planète, la révolution de l'économie positive (publié en 2005), l’économie positive se définit par rapport à l'économie négative (qui dégrade l'environnement et domine actuellement), l'économie neutre ("celle des écologistes des années 70, moins polluante mais qui ne résout en rien les problèmes environnementaux existants" résume M.Rouer dans cet entretien) et la positive, qui se veut réparatrice de l'environnement tout en générant des profits. Comme Maximilien Rouer le précise également dans cet article, cette économie s'applique "à tous les secteurs aussi bien les transports que le bâtiment, l'agriculture, l'énergie ou encore les biens de consommation. Elle désectorise l'environnement. Elle le passe d'une logique sectorielle à une logique mainstream et fait évoluer nos repères scientifiques, technologiques, économiques et financiers. Au point de questionner la vulnérabilité des modèles d'affaires, des produits et des services existants."

 

Aujourd'hui, le terme a été repris par Jacques Attali, notamment dans le cadre du LH Forum dont la première édition s'est déroulée en septembre 2012 au Havre et qui devrait mettre à l'honneur un rapport sur le sujet dans sa prochaine édition, en septembre 2013.

 

L’économie circulaire

 

Voilà une forme économique qui fait également parler d’elle ces temps-ci. Entre les travaux lancés par la fondation Ellen Macarthur, le nouvel institut de l'économie circulaire créé en octobre 2012 à Paris, les travaux de l’Institut Inspire et l’ouverture d’une chaire de recherche intitulée "business as unusual" dédiée au sujet par Euromed Management, les moyens ne sont jamais trop peu nombreux pour faire avancer le concept expliqué de manière claire et succincte dans la vidéo pédagogique suivante :

 

Si cela vous intéresse, la Fondation Ellen MacArthur a publié en janvier 2013 une bibliothèque d'études de cas identifiant les entreprises qui ont amorcé une transition vers l'économie circulaire.

 

L’économie de la fonctionnalité

 

Liée à l’économie circulaire mais différente tout de même, l’économie de la fonctionnalité repose sur la vente de l’usage d’un produit et des services associés plutôt que sur la vente du produit lui même. Comme le précise à juste titre la page Wikipédia, "c’est la recherche normative de gains environnementaux et/ou sociaux qui distingue l’économie de la fonctionnalité de la servicisation classique".

 

 

En France, le club économie de la fonctionnalité suit de près ces sujet, et l’Institut Inspire  travaille actuellement avec la région PACA sur une guide méthodologique (la méthode NOVUS, Nouvelles Opportunités Valorisant l’Usage et le Service) "visant à préparer le territoire à une transition vers une économie plus sobre en ressources naturelles, tout en étant créatrice de plus de valeurs et de nouveaux emplois".

Parmi les pionniers de cette approche, les plus connus sont, en France, Michelin (qui loue des pneus à ses clients professionnels) et, à l'international, Interface (qui propose une offre de location de moquette, pour ses clients professionnels là aussi).

 

L’économie collaborative

 

 

 

Aujourd’hui au coeur du OuiShareFest, demain au centre de la conférence Le Web London, nous sommes en plein boom de l'économie collaborative, cette économie qui valorise l'accès sur la propriété et favorise les échanges pair-à-pair (peer-to-peer, entre personnes).

 

Plus de 1000 initiatives ont été recensées dans le monde par le site collaborativeconsumption.com et les experts réunis aux OuiShareFest estiment qu'un nouveau monde est en marche tout en étant conscients du besoin d'asseoir les valeurs et l'identité du mouvement: les adeptes de ces nouveaux modes de consommation ne remettent pas forcément en cause le fait de consommer, et ils n'y viennent pas pour les mêmes raisons. Alors qu'il gagne en maturité, le mouvement doit aussi "gagner en visibilité" ainsi que le soulignait ce matin Jean-Baptiste Roger, de la Fonderie, en introduction du festival.

 

Chose intéressante, l’ère du collaboratif donne une autre perspective au déploiement des logiques coopératives décrites ci-dessus. L’alliance du socle de valeurs formalisées dans l’économie sociale et solidaire avec la souplesse et l’agilité des logiques collaboratives ouvre clairement la voie d’un nouveau paradigme économique et social.

 

L'économie contributive

 

Le philosophe Bernard Stiegler, qui suit aussi de près les transformations du monde, aime parler pour sa part d'économie contributive et explique en quoi notre prochain modèle du travail sera ancré sur le savoir et non plus sur le modèle consumériste. Un exemple ? "Dans le champ énergétique, le contributif est très très important. Il y a plusieurs types de contributeurs. Les individus, d’abord. Moi, par exemple, j’ai un moulin. Je peux aussi mettre 300 m2 sur mes toits de photovoltaïque. Je peux revendre 3-4 fois ma consommation. Mais je ne le fais pas parce que les conditions de sécurité pour le faire sont telles qu’il faudrait que j’investisse beaucoup d’argent", expliquait-il à Rue89 en février 2013.

 

Avec une question clef: comment sortir de l'attitude de consommation ? Car le modèle économique actuel est devenu toxique pour les gens et pour l’environnement et nous devons nous orienter dans une "ère du travail contributif, où le contributeur n’est ni simplement un producteur, ni simplement un consommateur".

 

Et attention, "l’économie coopérative n’est pas contributive mais c’est une nouvelle version, m'a expliqué le philosophe en mars 2013. C’est plus profond car l’économie coopérative ne change pas fondamentalement l’économie industrielle, telle que pensée initialement, elle se développe à côté du modèle industriel". L'économie de la contribution est un modèle industriel coopératif qui n'est donc pas "à part" tout en faisant la promotion du logiciel libre et de tout ce qui procède de la décentralisation et de la mise en réseau décentralisé (dans le champs de l’énergie notamment).

 

Le hic, c'est que "les politiques n’ont pas de vision industrielle de cette question, et les gens de l’économie sociale et solidaire ont tort de ne pas mettre cela sur le plan industriel" estime le philosophe. Et "si l'économie collaborative fait partie de l’état d’esprit contributif, mais elle ne doit pas trop diaboliser les logiques descendantes et pyramidales" estime-t-il également, en annonçant non pas la fin du travail mais sa renaissance.

 

 

 

L’économie horizontale

 

Pour Daniel Kaplan, de la FING, il serait préférable de ne pas parler d'économie collaborative à tort et à travers: "les individus qui s’engagent dans ces pratiques (ebay, le car sharing, ...) ne se disent pas qu’ils "collaborent", ils cherchent à réaliser des actions de façon plus rapide, moins coûteuse ou plus satisfaisante. Et l'essentiel de la valeur économique est capté par un intermédiaire" expliquait-il à WithoutModel il y a quelques semaines.

 

A ses yeux, il s'agit plus d'économie horizontale, alors que la collaboration serait réservée à ceux qui échangent des produit des biens ou des services en dehors de la sphère marchande. Mais bien plus encore, "l'univers du Do it Yourself, des makers et des Fablabs révèle une autre tendance qui peut transformer en profondeur le modèle industriel. Ces émergences annoncent a minima une évolution importante de la conception et du prototypage ; sans doute une transformation du cycle de vie des produits et de sa gestion ; et peut-être, dans certains domaines, un nouveau mode de production et d’assemblage". Ainsi, les processus deviennent plus fluides, comme l'explique d'ailleurs depuis longtemps Joël de Rosnay, notamment dans Surfer la Vie ou Jeremy Rifkin lorsqu'il parle d'économie latérale.

 

L’économie quaternaire

 

Pour l'économiste Michèle Debonneuil interrogée début janvier dans cet article de Laure Belot dans Le Monde, nous voyons émerger aujourd'hui des pionniers d'une économie "quaternaire". "Les nouvelles technologies sont pleines de potentialités et le Bon Coin est une illustration embryonnaire de tout ce qu'il va être possible de faire grâce à ces nouveaux échanges sur Internet et sur mobiles. Ces technologies vont permettre de décupler les capacités mentales des hommes comme les technologies de la mécanisation ont permis de décupler leurs capacités physiques" estimait-elle alors.

 

La limite, selon elle, est le risque de revenir à une économie de troc "qui ferait fi de l'apport réel de l'économie de marché". Aussi les entreprises doivent-elles intégrer ces nouvelles logiques dans leurs façon de faire, en étant plus ouverte aux nouveaux besoins des consommateurs, et entrer dans l'ère de la co-création. Sans oublier qu'"il s'agit, avec les technologies numériques, de passer d'une économie de l'"avoir plus" à une économie de l'"être mieux"" souligne la chercheuse.

 

L’économie open source

 

 

 

Autre modèle dont on entend parler de plus en plus, celui inspiré des modèles open source très développé dans les logiciels informatiques. Aujourd'hui nous voyons émerger de l'open hardware (matériel libre) et il est possible de concevoir des voiture open-source, des tracteurs open source, des bateaux open source pour nettoyer les dégâts liés aux marées noires.

 

Ici, l'idée est de partager le savoir, de l'enrichir, de le compléter, d'en faciliter la reproduction et la progression en jouant sur la créativité de chacun et la transparence. Le mouvement des makers cher à Chris Anderson (et à Joël de Rosnay, qui utilise le terme "doueur") participe aussi de cette dynamique collective ouverte.

 

Si le sujet vous intéresse, cet article de Mathilde Berchon, publié en octobre 2012 sur Owni offre un panorama utile.

 

L’économie symbiotique

 

Définie par Isabelle Delannoy, l'économie symbiotique tend à intègrer l'ensemble des modèles décrits ci-dessus. "L'émergence parallèle et non concertée de ces modèles montre qu’un vrai nouveau souffle irrigue notre époque et avance de façon autonome et forte, rassemblant de plus en plus d’industriels, de territoires, de citoyens et de consommateurs dans un mouvement qui a dépassé les signaux faibles" peut-on lire sur ce site dédié. Leur point commun ? Coupler la rentabilité économique avec la restauration des écosystèmes et la résilience sociale. Ce qu'ils peuvent atteindre ensemble ? Une toute nouvelle voie pour le développement durable, un développement où l’homme ne fait pas "moins pire" mais "bien".

  L'économie Symbiotique, par Isabelle Delannoy

 

Au total, six principes fonctionnant en synergie guident cette économie. Du biomimétisme (ou économie bleue) en faisant appel à l'intelligence des écosystèmes à la parcimonie en passant par une économie plus propre (non polluante),  relocalisée et diversificatrice, l'économie symbiotique fournit une boussole permettant d'évaluer des projets existants, construire des outils d’amélioration et de pilotage de nouveaux projets. "Elle permet aussi de proposer de nouveaux indicateurs de mesure de la restauration écologique, économique et sociale" explique Isabelle Delannoy.

 

La décroissance

 

Souvent décriée et critiquée (et trop idéologisée), la décroissance (ou sobriété heureuse, petite déclinaison) est un modèle qui mérite pourtant qu'on l'étudie. Les travaux de Serge Latouche sont très utiles pour bien comprendre leur logique, et le livre Un projet de décroissance – Manifeste pour une dotation Inconditionnelle d’Autonomie publié début 2013 offrira un regard politique sur ce projet de société.

Mais pour bien comprendre les enjeux d'une société décroissante, je vous conseille vivement de lire Tim Jackson: avec de nombreux chiffres à l'appui et un long travail de concertation, il montre dans Prospérité sans croissance comment il est possible aujourd'hui de changer de modèle sans pour autant revenir à une économie de la bougie, oui oui.

 

En attendant, cette liste reste incomplète et ces modèles se nourrissent les uns les autres. Gardez donc vos antennes en alerte, de nouveaux concepts apparaissent au quotidien en cette période de transition. De quoi nourrir la réflexion et les alternatives d'avenir, non ? Puisse nos dirigeants "enfin" s'en inspirer...


Anne-Sophie Novel / @SoAnn sur twitter - http://alternatives.blog.lemonde.fr/

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25 novembre 2014 2 25 /11 /novembre /2014 15:35

Vous gazouillez, vous gâtifiez… C’est du bonheur pour la vie un enfant, c’est merveilleux d’être parent. Eh bien non, tout le monde n’est pas d’accord ! De plus en plus de femmes refusent la maternité. Le débat reste ouvert... et trois pionnières ont accepté de témoigner à visage découvert.

 

 

Décider de ne pas avoir d’enfant et assumer ce choix est loin d’être évident à une époque où la maternité est portée aux nues. Pas un numéro de magazine people qui ne montre des stars pouponnant, un bébé sur la hanche, deux dans une poussette ou trois en cours d’adoption, comme s’il s’agissait d’un exploit ou d’un extraordinaire engagement humanitaire. Pas une chef d’entreprise qui ne déclare que, bien sûr, son métier la passionne, mais que, quand même, sa joie de la maternité passe avant tout…

 

Agacées par cette célébration qu’elles jugent mièvre et mensongère, quelques voix féminines commencent à s’élever pour dire que non, ce n’est pas forcément aussi merveilleux que cela, et que d’ailleurs, si c’était à refaire, l’une ou l’autre y regarderait bien à deux fois avant de se lancer. Parmi elles, Corinne Maier, mère de famille qui, dans un essai caustique et comique, No Kid (Michalon, 2007), expose « quarante raisons de ne pas avoir d’enfant », et remet en question ce désir. « Avoir un enfant, écrit-elle, est le meilleur moyen d’éviter de se poser la question du sens de la vie : il est un merveilleux bouche-trou à la quête existentielle. » Même Simone de Beauvoir n’aurait pas osé de tels propos, elle qui se contentait juste d’un : « Que l’enfant soit la fin suprême de la femme, c’est là une affirmation qui a tout juste la valeur d’un slogan publicitaire. » (in Le Deuxième Sexe, Gallimard, “Folio”, 1986).

 

Remise en question des vertus de la maternité ? Non pas. Mais une désacralisation qui aura peut-être le mérite de faire mieux comprendre et accepter le choix des femmes qui ne désirent pas être mères. Et celles-ci sont plus nombreuses qu’on le croit. Tandis qu’aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, en Grande-Bretagne, des associations de « non-parents » se sont créées au milieu des années 1980, revendiquant le terme de childfree (« libre d’enfant ») plutôt que de chidless (« sans enfant »), on découvre qu’en Allemagne, aujourd’hui, 30 % des femmes « en âge de procréer » ne le font pas.

 

L’indépendance avant tout

 

Pourquoi ce choix ? Relèverait-il d’un égotisme ou d’un désir de réussite professionnelle galopant (moi et ma carrière d’abord) ? D’un profond scepticisme quant à l’avenir (état de la planète, situation économique) ? De difficultés relationnelles (rencontrer celui qui serait le bon père pour son enfant) ? Pas du tout. Si, chez une femme, le refus de la maternité s’accompagne toujours d’une revendication d’indépendance, comme le montre la journaliste Emilie Devienne dans son livre Etre femme sans être mère, le choix de ne pas avoir d’enfant (Robert Laffont, 2007), il s’agit d’une liberté par rapport aux liens : celle d’être seule quand on le désire, de ne pas « fonder de famille » si l’on n’y tient pas.

 

Autrement dit, d’une liberté affective, mais aussi intellectuelle : les femmes sans désir d’enfant tiennent plus que tout « à prendre leurs décisions elles-mêmes ». Mais ont-elles tout à fait le choix ? Car c’est évidemment du côté de l’histoire familiale et de la transmission que se joue le désir d’être mère.

 

Un choix hérité de l’enfance

 

Quelques chiffres : En France, 10 % des femmes nées en 1940 n’ont pas d’enfants. 12 à 16 % des femmes nées en 1980 n’en auront pas. En Allemagne, 30 % des femmes en âge de procréer sont sans enfant. Au Royaume-Uni, le nombre de femmes sans enfant a augmenté de 100 % en vingt ans. Au Japon, 56 % des femmes de 30 ans n’en ont pas (contre 24 % en 1995). Source : Ined (2006)

  

C’est ce qu’a exploré la psychiatre Geneviève Serre dans une étude passionnante : « Les femmes sans ombre ou la dette impossible ». Suite aux entretiens menés avec des femmes qui ont choisi de ne pas avoir d’enfant, elle note un certain nombre de « points communs ». Dans tous les cas, celles-ci ont eu une mère soit trop absente, soit trop fusionnelle et étouffante. Elles ont par ailleurs le sentiment que, pour cette dernière, avoir un enfant a été quelque chose de plus ou moins imposé : « Peut-être font-elles donc le choix que leur mère n’a pas pu faire ? » suggère Geneviève Serre.

 

Par ailleurs, elles n’éprouvent aucun sentiment de dette envers elle, comme si quelque chose avait cloché dans la transmission et qu’elles n’avaient pas reçu ce qu’elles pourraient donner à leur tour…

Mais le père, souligne la psychiatre, a aussi un rôle majeur dans le désir d’enfant de sa fille. Là encore, on note un point commun : les femmes le décrivent soit comme manquant, soit comme violent, soit comme… trop proche. « On peut supposer que ces femmes, dont la relation à la mère est teintée d’insatisfaction et d’insécurité, ont investi d’autant plus leur père, mais celui-ci, idéalisé, a fait défaut à son tour… »

 

D’où la question du lien, qui est problématique pour ces femmes. Elles envisagent en effet l’enfant comme « un engagement à vie, une responsabilité énorme, une dépendance affective totale », éprouvant du même coup « l’angoisse d’être prises dans un lien aliénant ».

 

La peur de s’attacher

 

D’où, aussi, ce besoin de liberté qu’elles affirment lorsqu’on leur demande d’expliquer leur choix : « Je veux être libre de rompre un lien si je le souhaite, dira l’une des interviewées. Or, on ne peut pas rompre avec son fils ou sa fille, ou alors c’est monstrueux. » Mais ne pas avoir d’enfant, c’est aussi se protéger de sa perte possible, remarque Geneviève Serre, car toutes ces femmes évoquent l’horreur que serait pour elles le fait de perdre un enfant : « Une peur viscérale de cette douleur », dira une autre… Entre fusion et deuil, l’impossible choix.

 

Si ces femmes se sentent féminines, ont un rapport le plus souvent heureux avec leur corps et tombent amoureuses comme les autres, elles sont rarement favorables au mariage ou même à la vie en couple, préférant souvent « une relation forte, mais à distance », ce qui confirme leur crainte d’un lien aliénant. Mais ce qui frappe la psychiatre, c’est à quel point l’homme aimé est absent de leur discours lorsqu’on leur parle maternité… « On a le sentiment d’une histoire qui ne se passerait qu’entre la mère et le bébé, explique Geneviève Serre. Elles ne peuvent s’appuyer sur l’idée qu’un enfant se fait à deux et que l’autre peut être là pour pallier leurs défaillances et transmettre sa part d’héritage. Comme si ce petit ne pouvait être qu’une duplication d’elles-mêmes dont il serait impossible de se séparer. »

 

En ayant fait le choix de ne pas avoir d’enfant, ces femmes ont le sentiment de mener la vie qui leur convient. « Il semble qu’elles n’hésitent ni ne regrettent jamais », ajoute la psychiatre. Aucun sentiment de manque, mais au contraire celui d’avoir gagné leur liberté, et même, comme le dira l’une d’elles, « un sentiment de surabondance ». Beaucoup sont créatrices, souligne enfin Geneviève Serre : « En lieu et place de la procréation physique, se font jour la création et la créativité sous toutes leurs formes, intellectuelles ou affectives. » Une autre manière d’engendrer et de transmettre.

  

 

Témoignages

 

Myriam, 41 ans, professeure

 

« Je ne me sens bien qu’en vivant seule »

 

« J’ai eu une enfance pas formidable, un père que je n’ai pas connu, un beau-père violent et une mère un peu “aux abonnés absents”. J’ai grandi avec l’image d’une famille décousue, les enfants chacun dans leur coin, chacun souffrant et personne ne se parlant. Très tôt, je me suis fait la promesse de ne jamais avoir d’enfant et de ne pas me marier pour ne pas revivre ça. De rester libre. A 23 ans, je suis tombée enceinte. L’annonce de cette grossesse a été un grand choc et je suis devenue comme amnésique par rapport à la promesse que je m’étais faite. Je n’ai pas pensé une seconde à avorter, non parce que je voulais cet enfant, mais parce que je n’arrivais pas à prendre conscience que j’étais enceinte. Et puis j’étais piégée par le bonheur de mon ami, sa famille.

 

Mon accouchement a été très difficile, je suis restée huit jours comme un légume, je faisais des rêves très angoissants. La première fois que j’ai vu ma fille, j’ai été impressionnée par cette personne inconnue. On parle d’instinct maternel : je ne ressentais rien de tel. Quand je suis rentrée chez moi, j’ai commencé à avoir des maux de tête violents. Je pleurais beaucoup, je n’en pouvais plus. J’étais, sans le savoir, en pleine dépression. Bien que très vive, ma fille était souvent malade. Et j’étais malade de la voir malade. J’étais totalement dépassée, débordée et très angoissée. J’avais l’impression de vivre un cauchemar, que j’allais me réveiller.

 

J’ai senti l’urgence de la fuite. Et je suis partie. Je me souviendrai toujours de ma fille dans les bras de son père, et de moi, fuyant, lui tournant le dos. Elle n’avait pas 1 an. Cela fait seize ans que j’ai mal de l’avoir quittée, de n’avoir pas été à la hauteur, mais c’était une nécessité pour moi de partir seule. Pendant trois ans, je suis restée dans la même ville pour m’occuper d’elle en alternance avec son père. Et puis le chômage, les maladies à répétition, j’ai fui une deuxième fois à dix mille kilomètres, à La Réunion. J’ai entamé une thérapie, je suis devenue enseignante, j’ai cherché et retrouvé mon père. J’ai maintenu un lien avec ma fille par des lettres, des appels. Elle me rejoignait une ou deux fois par an… Je découvre avec le temps que je ne me sens bien qu’en vivant seule.

 

Même si vivre une relation amoureuse est important pour moi, je la conçois mieux chacun chez soi. Ce n’est pas facile pour moi d’accueillir d’autres personnes dans ma sphère intime. Cela touche à mon sentiment de liberté et m’angoisse très vite. Mon bonheur, c’est que, malgré tout, ma fille va bien. Nous avons toujours beaucoup parlé, très ouvertement, et de tout. Elle souhaite même avoir des enfants. »

 

Jitka, 30 ans, restauratrice

 

« Je veux pouvoir prendre mon sac et partir »

 

« J’arrive à l’âge où il faut prendre une décision : en faire un ou pas ? J’ai 30 ans et je n’ai pas envie d’enfant. Je n’en ai jamais eu envie. Il y a une forte pression autour de moi : je vis en couple depuis trois ans – mon compagnon n’en veut pas non plus – et je travaille dans un restaurant sur la Côte d’Azur. Pendant les vacances, il y a beaucoup d’enfants dans la clientèle. Je les aime bien, j’ai droit à des bisous, des dessins, je m’occupe volontiers d’eux. Les mères me demandent : “Tu es si maternelle, à quand ton tour ?” Mes amies fondent une famille et c’est la même question : “Et toi ? Quand t’y mettras-tu ?” Jamais, je crois. Parce que j’ai avant tout besoin de liberté, de pouvoir prendre mon sac et partir si je le souhaite. Avec ce besoin d’indépendance, ce serait irresponsable d’avoir un enfant. Avoir des liens entre adultes, oui. Mais un lien avec un enfant qui dépend de vous, c’est incompatible avec cette liberté qui m’est nécessaire pour me sentir heureuse, en accord avec moi-même.

 

Pour essayer de comprendre, j’ai beaucoup lu sur ce sujet. Au départ, je pensais que ma décision était due à la peur de l’accouchement ou de la grossesse. Mais ce n’est pas cela. Les ouvrages vous renvoient à votre enfance, au modèle parental, etc. J’ai eu une enfance merveilleuse, en République tchèque, avec une mère très présente, peut-être un peu trop, et un père aimant. Mais j’ai toujours eu besoin de liberté, besoin de pouvoir prendre seule toutes mes décisions. A 23 ans, j’ai quitté le cocon familial et je suis venue en France pour compléter mes études supérieures. J’ai eu un ami, mais la question de faire un enfant s’est posée et j’ai rompu pour le laisser libre d’en avoir un avec une autre femme. Je n’ai jamais eu envie non plus de me marier. Etre “accompagnée”, oui. Mais sans me sentir enfermée ou liée par quelque chose. J’ai essayé de me projeter dans le rôle d’une mère avec tous les plaisirs que cela comporte et que je peux très bien imaginer : le prendre dans ses bras, l’entendre dire : “Je t’aime maman”… Mais j’imagine aussi les tracas quotidiens et je sais que je ne serais pas capable d’assumer cela, d’être présente vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour moi, c’est une tâche beaucoup trop lourde. Par ailleurs, j’aurais l’impression de revivre ma propre vie d’enfant, de revenir en arrière, et je n’en ai pas envie. J’ai envie d’aller de l’avant.

 

On peut me trouver égoïste, mais je trouve plus égoïste de faire un enfant à tout prix lorsque l’on se sait incapable de lui donner ce dont il aura besoin. Je ne vois pas du tout mon choix comme la privation de quelque chose dans la vie d’une femme. Etre femme, ce n’est pas forcément être mère. »

 

Pascale, 45 ans, artiste peintre

 

" Le désir d'être libre "

 

« Je n’ai jamais voulu avoir d’enfant et je n’en ai jamais éprouvé le désir, même en étant très amoureuse. A l’adolescence, quand je parlais avec mes sœurs qui se voyaient plus tard mariées et mères, je me disais : “Mon destin n’est pas là, je veux vivre autre chose qu’une vie d’enfermement, j’ai le monde à découvrir et il y a d’autres choses à faire dans la vie que d’avoir des enfants.”

 

Etait-ce lié à l’image que j’avais de ma mère ? J’avais l’impression que sa vie était une vie de sacrifices qui ne respirait ni la joie ni l’épanouissement. Mes sœurs sont devenues mères. Pour moi, il restait évident qu’il n’était pas nécessaire d’avoir des enfants pour exister en tant que femme et être heureuse avec soi-même. Avec le temps, ce non-désir s’est ancré. J’ai longtemps vécu en célibataire parce que les hommes que je rencontrais voulaient fonder une famille. Il y a eu un moment de remise en question, vers mes 37 ans, je fréquentais alors un homme avec qui j’étais vraiment bien. Et je me suis retrouvée enceinte par accident… Cela a été une immense panique et le “non” est alors revenu puissamment, clairement.

 

Tout en moi disait non, de manière irrationnelle mais très forte. Je me suis fait avorter sans hésitation. Je n’en ai été ni choquée ni traumatisée. Cela a uniquement été un immense soulagement. A partir de là, alors que j’étais manager dans une entreprise, j’ai décidé de mener la vie que j’avais toujours souhaitée, celle d’artiste peintre. J’ai quitté mon travail, trouvé un petit boulot alimentaire, et me suis mise à la tâche. Tout de suite, je me suis reconnue dans ma vie, ma vraie vie. Au fond, j’ai toujours été plus portée vers la création que vers la procréation. Tous mes projets artistiques, d’expos sont mes enfants. Je crois que j’en avais l’intuition dès le départ. Si j’avais eu des enfants, j’aurais dû abandonner mes rêves, parce qu’il faut beaucoup de liberté pour rêver. Or ç’aurait été une vie amputée, donc une vie pas forcément joyeuse, alors qu’en créant, c’est une vie de joie au quotidien. Je n’ai aucun sentiment de manque. Au contraire. Plutôt de surabondance. »

 

Anne B. Walter pour psychologies.com

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10 novembre 2014 1 10 /11 /novembre /2014 17:17

Voici la conférence mythique de Bernard Stielger... Où le philosophe, non sans audace et avec brio, s'attaque au problème du discrédit généralisé engendré par les élus. Sous le regard de la psychanalyse et des sciences sociales, celui-ci décrit avec minutie les effets ravageurs d'une politique d'abandon des citoyens, devenus les "boucs-émissaires" de la révolution conservatrice.

 

 

Conférence audio prononcée le 19 mars 2011 par Bernard Stiegler au palais de Justice de Paris devant l'association française des juges pour enfants :

 

 

" De la croyance en politique ", par Bernard Stiegler

 
En ce début du XXIe siècle, la liquidation des singularités induit à la fois la totale perte de confiance des prolétarisés et la mécréance calculatrice et avérée des puissants, toujours plus hégémoniques et arrogants, chaque jour davantage tentés de discréditer tous corps de métiers et, par là même, de jeter l'opprobe sur l'ensemble des citoyens.

 

Le scepticisme qui s'est manifesté lors des élections européennes ne fut que l'un des résultats les plus lamentables de la mécréance politique qui ravage le monde contemporain. Cet effondrement de la croyance en politique a une histoire, qu'il faut désormais analyser.

 

Après que la révolution industrielle eut transformé en prolétaires les ouvreurs de monde qu'étaient, à leur manière, et à l'écart des clercs, les ouvriers - ceux qui opèrent avec leur main- d'œuvre, les travailleurs et les producteurs en général -, le XXe siècle a accompli la mondialisation du capitalisme en imposant la prolétarisation du consommateur. Ce prolétariat total, exproprié de tout savoir, qu'il s'agisse de ses savoir-faire ou de ses savoir-vivre, est à présent condamné à une vie-sans-savoirs, c'est-à-dire sans saveurs. Il est jeté dans un monde insipide, et parfois immonde : à la fois économiquement, symboliquement et libidinalement misérable.

 

Comme celle du producteur, la prolétarisation du consommateur affecte toutes les couches sociales, bien au-delà de la "classe ouvrière". Elle conduit à l'état de consomption qui résulte de la captation et du détournement de l'économie libidinale par les technologies du marketing : l'exploitation rationnelle de la libido par les moyens industriels épuise l'énergie qui la constitue.

 

Or la collectivité politique étant constituée par sa "philia" (par l'"amicalité" qui lie ceux qui la composent) est de part en part libidinale. Autrement dit, la consomption tend à liquider le processus d'individuation politique qui caractérisait l'Occident depuis que les poètes géomètres et législateurs, fondateurs des cités de la Grèce ancienne, penseurs dits présocratiques, interrogeaient cette individuation comme le mystère de l'Un et du Multiple, politisaient ainsi le monde en le pensant, et le pensaient en le trans-formant, c'est-à-dire en légiférant, affirmant ainsi le pouvoir des idées.

 

Une politique est-elle donc encore possible aujourd'hui qui ne serait pas essentiellement une lutte, un "polemos", selon le langage d'Héraclite (vers 576-vers 480 av. J.-C.) contre l'épuisement tendanciel des ressources existentielles, temporelles et sapientielles hors desquelles paraît impossible quelque individuation psychique et collective que ce soit - y compris, peut-être, au-delà de ou par-delà toute politique ?

 

La société de contrôle, au sens du philosophe Gilles Deleuze (1925-1995), comme mise en œuvre des technologies du calcul qui permettent l'absorption de l'existence par les impératifs industriels de la production, poursuit et complique la rationalisation telle que la décrivit le sociologue allemand Max Weber (1864-1920). Pour développer son analyse du "Beruf" comme "vocation à gagner de l'argent" ("le système capitaliste a besoin de ce dévouement à la vocation de gagner de l'argent"), Weber rappelle que l'ouvrier, dès lors que l'on augmente son salaire, travaille moins : il choisit de prendre son temps.

 

L'ouvrier qui ouvre est d'abord tourné vers ce temps libre et social que l'on appelait autrefois l'"otium". S'il gagne plus d'argent, il diminue son temps de travail pour exister dans la liberté de son temps, et non seulement survivre et sub-sister, ce qui contredit "l'esprit du capitalisme". Il faut donc baisser son salaire pour l'obliger à travailler : telle est la paupérisation qui accompagne inévitablement la prolétarisation.

 

Avec le fordisme comme nouveau modèle industriel aussi bien que politique, le producteur doit devenir, au début du XXe siècle et aux Etats-Unis, un consommateur. Cette nouvelle rationalité apparaît d'autant plus nécessaire que la Grande Dépression des années 1930 exprime les fameuses "contradictions du capitalisme". C'est ainsi que le marketing devient roi, entamant le processus de prolétarisation du consommateur.

 

Cependant, la prolétarisation généralisée, comme appauvrissement des existences aussi bien que des subsistances, imposée à toutes les individualités, psychiques ou collectives, qu'il s'agit de soumettre à une pression permanente en vue de les particulariser et de les désingulariser, finit par engendrer un effondrement de la raison, si l'on entend par "raison" ce qui constitue le motif de vivre des âmes qu'Aristote appelle "noétiques" et qu'il qualifie aussi de "politiques" dans la mesure où elles sont ainsi tournées vers et enclines à la "philia". Ce motif, Aristote (vers 384-vers 322 av. J.-C.) le nomme "theos" : il est par excellence l'avènement de l'onto-théologico-politique.

 

La rationalisation prolétarisante du producteur, qui passe par la transformation du "logos" en "ratio", est ce qui, concrétisant la "mort de Dieu", substitue à la question de la croyance celle de la confiance. Et c'est pourquoi le dollar exprime tout de la pensée de l'homme politique américain Benjamin Franklin (1706-1790), dont les sermons guident l'analyse de Weber, par cet énoncé inscrit sur le billet vert : "In God we trust", la croyance (belief) étant devenue, selon les sermons de Franklin, légitimement calculable, ce qui est sa transformation en ce que l'on appellera dès lors la confiance.

 

Tel est le fruit de ce nouvel état d'esprit en quoi consiste le développement du capitalisme et qui nécessite, comme le montre Weber, une "confiance absolue en ses innovations" et le règne du trust. Le capitalisme est l'invention permanente - et littéralement fascinante - de nouveaux modes de production et de consommation qu'il faut développer contre la tradition, et qui supposent le développement d'une confiance intégralement calculable qui vient se heurter à la croyance.

 

Cependant, en ce début du XXIe siècle, la liquidation des singularités et la destruction tendancielle de l'économie libidinale qui en résulte, et que chacun pressent, ne serait-ce que par dénégation, induit à la fois la totale perte de confiance des prolétarisés et la mécréance calculatrice et avérée des puissants, toujours plus hégémoniques et arrogants.

 

Le discrédit généralisé répond dès lors à la prolétarisation totale et menace le système capitaliste en son cœur même : le développement rationnel de la confiance entraîne la destruction rationnelle de toute croyance - c'est-à-dire de tout avenir. Tel est le nihilisme, face auquel Friedrich Nietzsche (1844-1900), contrairement à tant de clichés, en appelle à une autre croyance. "Et si vous deviez gagner la mer, vous autres émigrants, ce qui vous y pousserait, vous aussi, serait encore une croyance", écrit-il dans Le Gai Savoir.

 

Aujourd'hui, la souffrance est terriblement éprouvée par tous et partout de la mécréance et du discrédit, qui n'a pu advenir comme évidence (il aura fallu un siècle, comme Nietzsche l'annonça) qu'à partir du moment où la libido, le désir au sens freudien, et non simplement l'intérêt au sens webérien, est devenue l'objet du calcul en vue de son exploitation systématique.

 

Aussi nécessaire que puisse apparaître de nos jours une interrogation en retour du théologico-politique, la nouvelle question de la croyance en politique est donc moins un retour au religieux qu'un retour de ce qui aura été refoulé à travers la mort de Dieu : la question de la consistance en tant que ce qui, n'existant pas, ne peut pas faire l'objet de calcul, en tant que ce qui maintient distincts, mais non opposés, motif et "ratio". La question de ce qui, comme existence tournée vers le consistant qui n'existe pas, compose (avec) l'incalculable : "Il faut qu'il y ait dans le poème un nombre tel qu'il empêche de compter", écrit le poète et dramaturge Paul Claudel (1868-1955), et il n'y a pas que Dieu qui, bien que n'existant pas, consiste. Il y a aussi l'art, la justice, les idées en général. Les idées n'existent pas : elles ne font que consister. Telle est leur force, leur pouvoir, comme dit Freud. Tel est le pouvoir du savoir, du sapide, de la sapience.

 

Dieu étant mort, le diable est encore vivant, et, comme trust ingérant et éliminant toute croyance, il risque de ruiner à jamais l'inéluctable devenir-industriel du monde. Il s'agit cependant et d'abord de ne pas diaboliser ce diable. Mais il s'agit de combattre l'hégémonie de la confiance calculante, qui est autophage et ne peut qu'engendrer le discrédit. Car si la mort de Dieu, c'est-à-dire la révélation de son inexistence, n'est pas inévitablement l'annulation de la question de la consistance, avec le développement de l'esprit du capitalisme, le devenir calculable de ce qui projetait, comme existences (comme singularités), les consistances (les idées, les savoirs et leurs pouvoirs), ce devenir, sans cet avenir dont il n'est pas automatiquement synonyme, est ce qui tend à réduire ces consistances en cendres : les cendres de subsistances inexistantes et inconsistantes. Insipides.

 

Telle est la consomption, qu'il faut combattre, comme hégémonie de l'économique, en interrogeant à nouveaux frais la croyance en politique.

 

Cette question est ce qui peut dire oui au devenir, mais à la condition d'y distinguer un avenir avec lequel ce devenir ne coïncide évidemment pas d'emblée. La confusion des deux est précisément la mécréance porteuse du discrédit. C'est ce qui a fait sombrer la classe politique tout entière dans ce cynisme honteux qui réduit la modernité à une pure gestion de la nécessité de s'adapter aux pouvoirs sans savoirs du calcul. Or la croyance ne peut jamais consister qu'en la projection dans et vers ce qui se tient par-delà tout horizon adaptatif et comme ce qui, procédant du pouvoir des idées, est le motif de toute invention véritable, c'est-à-dire de toute ouverture (œuvre, mains d'œuvres) d'un avenir tout aussi possible qu'indéterminé.

 

La question de la croyance en politique doit alors revisiter et distinguer, mais sans les opposer, l'"otium" et le "negotium", en mettant au cœur de la question politique la culture définie comme culte de cette distinction qui n'oppose pas mais qui compose sans renoncer. Il ne s'agit en aucun cas de ghettoïser la culture dans une "politique culturelle", nationale ou européenne, voire mondiale (onusienne), patrimoniale ou "hypermoderniste", dont l'"exception" ou la "diversité" seraient la bonne conscience ou la conscience malheureuse : à l'âge du capitalisme culturel, la politique doit devenir avant toute autre tâche une politique des singularités, pour l'invention d'un nouvel âge industriel, et comme une écologie de l'esprit.

 


Bernard Stiegler est philosophe, directeur de l'Institut de recherche coordination acoustique musique (Ircam).

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1 novembre 2014 6 01 /11 /novembre /2014 19:18

" Jusqu’où ira Google ? " Après les télécoms, la voiture sans pilote, la gestion de l’énergie ou la robotique, le géant californien s’attaque à présent aux nanotechnologies pour la santé. Son laboratoire Google X, spécialisé dans les technologies de rupture vient d’annoncer la mise au point de nanoparticules destinées à la détection précoce de maladies. Google pense même pouvoir bloquer le viellissement et ainsi "tuer la mort" avec l'aide de sa filiale Calico, experte en biotechnologie et en génétique ! Voilà des ambitions qui dégagent de forts relents d'eugénisme...

 

 

 

Sur le papier, l’idée ressemble à de la science-fiction : faire circuler dans le sang des particules nanoscopiques (2000 fois plus petites qu’une cellule sanguine), pour mesurer les changements biochimiques annonciateurs d’une tumeur, d’une crise cardiaque ou d’un accident vasculaire cérébral. Ingérées dans un comprimé, ces particules seraient chargées de se fixer sur un type particulier de cellule (tumorale par exemple) et pourraient être détectées et comptées grâce à un objet connecté.

 

« Un stade très précoce »

 

Google ne donne pas plus de détails sur cette technologie. « Nous en sommes encore à un stade très précoce », explique aux « Echos » Andrew Conrad, directeur de Google X Life Sciences et ancien chef scientifique de LabCorp, géant américain des analyses médicales. Seule certitude : le groupe de Mountain View ne compte pas développer cette technologie tout seul. « Nous recherchons des partenaires désireux d’explorer le potentiel de ces nanodiagnostics et d’aboutir à des essais cliniques », poursuit Andrew Conrad, tout en reconnaissant que cela pourrait prendre « une dizaine d’années ».

 

Cette annonce ne constitue pas la première incursion de Google X dans le domaine de la santé ! Connu pour avoir fait naître les Google Glass ou la Google Car, cette entité spécialisée dans les défis technologiques les plus ambitieux – appelés « moon shots » en jargon interne – regroupe environ 150 spécialistes dans les sciences du vivant. Elle est déjà à l’origine du projet de lentille de contact connectée Lens, conçue pour s’attaquer à diverses pathologies oculaires. Bardée de composants électroniques miniaturisés, cette lentille va être développée sous licence par Novartis, à la suite d’un accord rendu public cet été.

 

Réorganisation à la tête du groupe

 

Larry Page va avoir plus de temps à consacrer aux projets de son groupe dans la santé. Le PDG de Google a transféré la responsabilité des principaux produits de l’entreprise (moteur de recherche, Google+, publicité...) à Sundar Pichai. Entré chez Google en 2004, ce natif de Chennai (Inde) conserve également la direction d’Android, Chrome et Google Apps. Quant à Larry Page, il continuera de superviser directement plusieurs activités stratégiques, dont Nest, Google X et Calico, société experte en biotechnologie et en génétique.
 

« Le fameux Diagnostic Proactif »

 

Google X Life Sciences a également lancé une étude scientifique appelée « Baseline Study », visant à déterminer ce qu’un individu « sain » signifie sur le plan moléculaire et cellulaire. Sur le plan éthique, Google se lance dans une réforme mondiale de la pensée visant à faire accepter ses projets ; celle-ci a lieu avec la participation du docteur en génétique cellulaire Mathieu Ricard et de Chade-Meng Tan, ingénieur chez Google et créateur du programme d' intelligence-émotionnelle (dont le slogan est "Connectez-vous à vous-même"). « Dans tous les cas, l’idée est la même : transformer radicalement le diagnostic médical et le faire entrer dans les habitudes de vie, indique Andrew Conrad. Nous voulons passer d’un diagnostic réactif, effectué une fois que la maladie s’est déclenchée, à un diagnostic proactif, qui se ferait tout au long de la vie. » Voilà qui garantira à Google un flux de données personnelles massifs que le géant du net pourra rentabiliser à souhait, selon les demandes des laboratoires pharmaceutiques ou selon le pouvoir d'achat des personnes en convalescence.

 

 

Les 5 inventions "ambitieuses" de google en matière de santé :

 

 

  1. Tuer la mort !

 
Lutter contre le vieillissement et permettre d’améliorer l’espérance de vie font partie des projets titanesques de Google. Pour y parvenir, le géant du net a lancé la société de biotechnologies Calico le 18 septembre 2013. Dirigée par Arthur Levinson, ancien patron de Genentech, elle a déjà bénéficié d’1.5 milliards d’euros de financement. Cellules souches, génétique, action sur les constituants du sang…Calico dispose de nombreuses pistes pour atteindre son but. Il n’y a en fait aucune limite technologique à la modification du corps humain étant donné qu’une cellule est une sorte d’usine sophistiquée. Grâce aux nanotechnologies, il est tout à fait possible d’en modifier les informations. Pour l’instant, aucune information précise sur la nature des recherches ni même une éventuelle date de commercialisation d’une innovation ne sont connues.

 

2. Les analyses génomiques

 
C’est certainement le premier pas vers "la mort de la mort". 23andMe est une filiale minoritaire de Google dont une des fondatrices n’est autre qu’Anne Wojcicki, l’ex-femme de Sergueï Brin. Ce dernier a d’ailleurs découvert qu’il était susceptible de développer la maladie de Parkinson en faisant l’analyse de son profil génétique. Quoique moins ambitieux que Calico, ce projet reste dans la logique transhumaniste des fondateurs de Google. Bien connaître l’implication des gènes est un préalable à l’augmentation de l’espérance de vie. 23andMe possède même depuis septembre 2013 un brevet sur la sélection de donneurs de gamètes, basée sur les calculs génétiques. L’entreprise permet par exemple de choisir la couleur des yeux et des cheveux des bébés. En somme, 23andMe est le reflet de la société profondément eugéniste dans laquelle nous vivons. Sur le long terme, elle devrait améliorer sa technologie et se servir du séquençage, permettant de pousser plus loin le dépistage de maladies génétiques et les modifications de l’ADN.

 

3. Attaquer le cancer par le big data

 
La start-up Flatiron – qui a récemment levé 130 millions de dollars auprès de Google Ventures – a pour objectif de collecter informations oncologiques de patients cancéreux afin de créer une base de données. Sorte de big data de la cancérologie, l’entreprise a été fondée en 2012 par Nat Turner et Zach Weinberg, deux anciens fondateurs d’Invite Media. Les patients donnent préalablement leur accord et tous les renseignements amassés vont permettre d’identifier plus facilement et de mieux soigner les cancers, grâce à un algorithme. La médecine du XXIème siècle est en route.

 

4. Lentilles intelligentes pour diabétiques

 
Il s’agit certainement de l’innovation la plus médiatisée. Google s’est associé au groupe pharmaceutique Novartis en juillet dernier, dans l’optique de développer des lentilles de contact capables de mesurer la glycémie présente en temps réel dans le sang. Le géant américain travaille sur ce projet depuis plusieurs mois déjà et avait fait savoir qu’il cherchait un partenaire pour se lancer dans l’aventure. Il a d’ailleurs présenté un prototype en janvier dernier, nommé "Smart Contact". Le taux de glycémie est donc mesuré par le biais des larmes et des capteurs miniatures sont placé dans la lentille et reliées à un appareil connecté sans fil. Les expérimentations avancent, mais aucune date de commercialisation de ces lentilles "intelligentes" n’est connue à ce jour.

 

5. Les nano-implants intracérébraux

 
Ray Kurzweil est directeur de l’ingénierie chez Google depuis 2012. Également transhumaniste, il est parvenu à convaincre les fondateurs de Google que l’intelligence artificielle peut conduire à l’immortalité. L’idée est d'arriver à faire fusionner nos esprits avec les machines. Lors de son discours à Vancouver en mars dernier, il explique que d’ici 2035 il existera des nanorobots branchés sur nos neurones nous permettant de nous connecter sur internet. Pour 2045 il prédit l’émergence d’une véritable intelligence artificielle, dotée d’une conscience et nettement supérieure à l’intelligence humaine. D’ici là, Ray Kurzweil est également persuadé que l’on pourra transférer notre mémoire et notre conscience dans des microprocesseurs. Il est donc possible d’apporter n’importe quelle amélioration technologique et les propositions du géant américain sont déjà sur la table. Reste à savoir s’il faut se plonger autant dans la technologie. Afin de plancher sur ces questions délicates, Google a créé un comité d'éthique sur l'intelligence artificielle. Mais vu l’avancement des recherches et les prévisions, il y a fort à parier que l’on ne reconnaîtra pas l’humanité à la fin du siècle.

 

 

Une vie sans la mort... Les questions "du sens" qui dérangent :

 

 

Imaginons un instant que, dans un futur proche, les projets de Google se démocratisent pour ces quelques individus ayant les moyens d'acheter un corps "à la carte" et doué d'une santé qui assurerait une longévité d'un bon millénaire (propos tenus par la filiale Calico-Biotechnologie de Google) :

 

  • Quel en serait le sens ? Pourriez-vous imaginer une vie où vos proches meurent bien avant votre fin ?

 

  • Pourriez-vous supporter le poids moral d'une vie multiséculaire, des chocs et expériences que vous devriez endurer ?

 

  • Pourriez-vous vous adapter en permanence à une société en perpétuel changement, où vos valeurs ne correspondent plus à votre environnement social ?

 

  • Comment pourriez-vous imaginer avoir des enfants et leur laisser une "place digne" dans un système social où les anciens ne décèdent plus, où la roue des générations ne remplit plus son office ?

 

  • Que feriez-vous de votre vie si vous savez que la mort ne vous atteind plus ? Aurait-elle encore la même saveur ?

 

  • La mort n'est-elle pas cet agent de transformation qui rend la vie plus intense ? Pour qui allez-vous offrir votre vie, par amour, si celle-ci dure sans fin ?

 

  • La longévité sera t-elle porteuse d'ennui et de dépression chronique, où porteuse d'une immense solitude intérieure pour un grand nombre de citoyens ?

 

  • Pourrons-nous vivre longtemps sans dépendances, ni médicales, ni monétaires ? Serons-nous les esclaves d'une mondialisation sans fin, asservis à des entreprises ou à des machines... où simplement à notre désir de rester en vie ?

 

  • Que deviendrons les grands leaders politiques ou économiques si ceux-ci ne meurent plus ? Auront-ils la sagesse de renoncer à leur puissance et à leur hégémonie ?

 

  • Aurez-vous toujours un but à atteindre au bout de mille ans ? et pourquoi faire ? ... En bref, serons-nous réellement capable de supporter notre humanité éternellement ?

 

  • Au fond... n'est-il pas plus sage de respecter son temps, avoir une existence digne, et finalement enflammer sa vie pour une juste cause, sachant que la mort est souvent libératrice pour chacun de nous ?

Comme le fit le brave Horacius Coclès, en clamant haut et fort son ultime poème face à toute une armée :

" Comment un homme peut-il mieux mourir, qu'en affrontant un destin contraire... pour les cendres de ses aïeux... ou le temple de ses dieux ? "


Et de crier sur le pont Sublicius :  « Père Tibre, je te supplie respectueusement de recevoir ces armes et ce soldat dans un flot bienveillant » Horatius Coclès.

 

 

Les fantomes de l'eugénisme, un rappel de l'histoire :

 

 

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Alors que les opérations de manipulation de la vie, de clonage, de transhumanie, de dépistages prénatals, sont de plus en plus abordées par les scientifiques, les idées eugénistes reviennent, en ce début du XXIème siècle, sur le devant de la scène. L’occasion de faire, pour vous, un rappel de ce phénomène et des questions morales qu’il pose.

 

Qu’est-ce que la vie ? Est-ce l’action insipide d’un cheminement d’années qui se succèdent en un flot de déceptions et de petits bonheurs ou la recherche d’un monde plus juste et plus parfait. C’est ce questionnement qui régit la course de l’intellect humain, et qui le poussa, dans une recherche de perfection, à l’envie destructrice de l’altérité et des différences fondamentales. Recherche d’absolu pour purifier la race et l’ethnie d’une nation, qui le conduit jusqu’aux pires abominations, aux compromis les plus sordides et aux théories les plus déshumanisantes. Le XIXème siècle voit une montée en puissance des phénomènes de réflexion autour de la race et de l’évolution, sur fond de colonisation et d’une période riche en rencontres et en échanges.

 

Dans un salon anglais du milieu du XIXème siècle, une discussion né entre deux savants : Charles Darwin, qui a publié six ans plus tôt son ouvrage « Des origines des espèces », et son cousin, Francis Galton. Avec la théorie de l’évolution, Charles Darwin a introduit la notion de classification des races, auquel Galton va adhérer sans réserve jusqu’à émettre une première hypothèse : « si l’on mariait les hommes de talent à des femmes de talent on pourrait, génération après génération, produire une race humaine supérieure ». C’est le premier échelon de la création de l’idée eugéniste. Darwin lui-même avait conclu que l’évolution était lié à un processus de sélection naturelle fait au cours du temps, et Galton d’aller plus loin en proposant d’aider à cette sélection pour mener à une race plus parfaite. Il veut proposer une « science de l’amélioration des lignées humaines, permettant de conférer aux races et aux souches les plus convenables une plus grande chance de prévaloir rapidement sur celles qui ne le sont pas ». Combinant ces opérations de sélection aux problèmes mathématiques, il va fonder un journal, Biometrika, considéré comme le moteur fondamental de la pensée biométrique et eugéniste. Aux côtés de Galton à la tête de ce journal, Karl Pearson, mathématicien de renom, qui propose de sélectionner les êtres les plus doués et de favoriser leur reproduction, en écartant, de manière statistique et médicale, au fil du temps, les éléments les moins tarés d’une société.

 

Les idées de Darwin, Galton et Pearson, trois scientifiques de renommée mondiale, se répandent et au début du XXème siècle, avec le développement des études scientifiques et des recherches sur les grandes épidémies, le développement de la lutte contre les microbes et les bactéries, ces idées eugénistes et biométriques vont conquérir une partie de la communauté scientifique mondiale. En Europe et aux Etats-Unis, des applications concrètes sont mêmes envisagées et le premier phénomène est le processus de sélection avec éviction des enfants ayant une déficience mentale jusqu’au dépistage des grossesses pouvant aboutir à la naissance d’un de ces enfants.

 

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Francis Galton

 

Du programme Aktion T4 au dépistage prénatal

 

L’Allemagne sous le IIIème Reich va devenir le premier état au monde à appliquer massivement et collectivement les théories eugénismes de Galton et des autres théoriciens ayant conceptualisés le principe d’éviction des éléments tarés, après des premiers essais de lois eugénistes aux Etats-Unis, qui aboutissent la stérilisation de plus de 50 000 personnes entre 1907 et 1949. Après la crise de 1929 et les problèmes liés à la défaite du pays à la fin de la Première Guerre Mondiale, en Allemagne, les incestes, la baisse des conditions d’hygiène, les relations sexuelles non protégées et libérées se multiplient.

 

Un nombre important d’enfants comportant des déficiences mentales ou souffrant de maladies infantiles graves pouvant aboutir sur un handicap se développe. Lorsque le parti national-socialiste arrive au pouvoir en 1933, l’eugénisme apparaît comme une solution aux problèmes sociaux de l’époque, tels que la délinquance et la maladie mentale. La période est propice aux mesures eugénistes, avec le vote en 1930, dans les pays scandinaves, d’une loi sur la stérilisation des criminels et des malades mentaux qui sera scrupuleusement appliquée. Une loi du 14 juillet 1933, donne le droit de stériliser les malades mentaux également en Allemagne. 144 centres de stérilisation seront mis en place sur tout le territoire allemand. A partir de septembre 1939, après la signature par Hitler d’une loi dite de « mort miséricordieuse » commence le plan Aktion T4, l’euthanasie de tous les enfants malades mentaux et atteints de déficiences intellectuelles. Plus de 70 000 malades mentaux seront ainsi exécutés entre 1939 et 1941. L’adhésion massive du corps médical allemand aux idées nazies a contribué au chiffre important de ces euthanasies médicales, qu’ils ont appliqués par choix et avec zèle. Le médecin dans le système nazi a d’ailleurs une place importante et peut participer à l’élaboration des lois touchant à de nombreux domaines. C’est la mise en place d’une certaine biocratie.

 

Mais le développement de la génétique dans les années 1940 est un des freins à l’eugénisme. Chaque individu étant porteur d’un certain nombre de gènes délétères, il devient utopique de vouloir les supprimer par le contrôle de la reproduction humaine. L’élaboration du programme de solution finale de la question juive qui aboutira à la mort de 6 millions d’individus se place aussi dans l’héritage de l’eugénisme et de la sélection des éléments impurs au profit d’une race supérieure, ici, la race aryenne.

 

" La majorité des médecins responsables de ces mesures eugénistes seront condamnés à mort lors du procès des médecins, à Nuremberg. "

 

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Hommes atteints de maladies génétiques dans les camps de la mort, victimes du programme Aktion T4.

 

Et aujourd’hui ?

 

De nos jours, les idées eugénistes, dont la nature abjecte a été mise en évidence par les crimes du IIIème Reich, sont à nouveau en train de se faire une place au sein de la communauté scientifique. En cause, au cours des dernières semaines, le dépistage prénatal des maladies mentales et des déficiences comme la trisomie 21 sur les embryons et les foetus, et l’avortement des mères porteuses de bébés déficients, et donc d’un possible retour aux théories eugénistes. Lors d’un colloque relayé par le journal 20 minutes, une équipe d’experts en bioéthique réunis pour le deuxième forum européen de bioéthique à Strasbourg ont mis en garde contre ce retour possible de l’eugénisme. Ainsi, le Docteur Patrick Leblanc, du Comité pour sauver la médecine prénatale, déclarait : « on n’est plus dans la médecine de soin, mais dans la traque du handicap. L’enfant à venir est présumé coupable, il doit prouver sa normalité »,

 

En ligne de mire de ce comité, la loi de bioéthique de 2013 recourant systématiquement au dépistage, conduisant à presque 100% d’IVG en cas de troubles démontrés. Pour les experts, seuls les fœtus atteints de maladies incurables devraient être touchés par ces mesures d’IVG. De même, les familles recourant aux implantations in vitro sont souvent la cible de mesures visant à éviter la naissance d’enfants atteints de maladies mentales et de déficiences. Le Pr Didier Sicard, ancien président du Comité consultatif national d’éthique, dénonce dans l’enquête de 20 minutes : «Le principe de précaution s’est glissé dans le domaine de l’obstétrique et a conduit à une «sélection» des bébés à naître. Aujourd’hui, vu l’ampleur du dispositif mis en place pour détecter les cas de trisomie 21, un enfant trisomique est considéré comme une erreur médicale, car on ne l’a pas dépisté et on l’a laissé naître ! C’est très grave. On refuse l’eugénisme collectif, organisé, mais dans la pratique il y a un eugénisme individuel. Il y aura forcément une sélection des enfants à naître. L’enfant jetable est à nos portes. C’est très préoccupant pour l’avenir ».

 

Cette déclaration prouve bien l’inquiétude de certains médecins sur les dérives eugénistes en cours. Nous ne sommes pas dans des cas isolés mais dans des pratiques qui ont tendances à se développer. Il est donc alarmant de voir ces situations prendre une place de plus en plus importante, et il convient de rester méfiant vis-à-vis de la résurgence de ce phénomène qui a montré les limites de son humanité à plusieurs reprises dans l’Histoire.

 

Les sources : 

 Dr. Laurent Alexandre pour Atlantico.fr

Antoine Carenjot pour bioethiquereflexions.wordpress.com

Benoit Georges pour www.lesechos.fr

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1 novembre 2014 6 01 /11 /novembre /2014 09:45

Une nouvelle étude sponsorisée par le Goddard Space Flight Center (Centre de Vol Spatial Goddard, ndlr) de la NASA a mis en lumière la perspective que la civilisation industrielle mondiale puisse s’effondrer dans les décennies à venir, du fait d’une exploitation insoutenable des ressources et d’une redistribution de plus en plus inégalitaire des richesses.

 

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« Les sociétés industrielles sont soumises aux mêmes principes qui ont provoqué l’effondrement d’anciennes sociétés ». J.A. Tainter

« Nous sommes à l'aube d'un monde où la haine et les querelles instestines ne serviront plus à rien, face aux dangers qui nous guettent ». F.T

 

Précisant que les présages d’un ‘effondrement’ sont souvent considérés comme étant marginaux ou polémiques, l’étude essaye de tirer un sens de données historiques irréfutables qui démontrent que « le processus d’essor et de chute est en fait un cycle récurrent à travers l’histoire. » Des cas de perturbations civilisationnelles causées par « un effondrement précipité – durant souvent plusieurs siècles – ont été plutôt communs. »

 

 

Le projet d’étude est basé sur un nouveau modèle inter-disciplinaire « Human And Nature DYnamical » (HANDY – jeu de mots: ‘handy’ veut dire ‘pratique’ en anglais, et l’acronyme signifie ‘basé sur la dynamique entre l’humain et la nature’, ndlr), et est dirigé par le chercheur en mathématiques appliquées Safa Motesharri du National Socio-Environmental Synthesis Center (Centre National de Synthèse Socio-Environnementale, ndlr), soutenu par l’US National Science Foundation (Fondation Nationale US pour la Science, ndlr) et en association avec une équipe de chercheurs en sciences naturelles et sociales. L’étude sur les bases du modèle HANDY a été avalisée pour la publication dans le journal de la maison d’éditions Elsevier Ecological Economics, réputé au sein de la communauté scientifique.

 

Elle expose qu’au regard des annales historiques, même des civilisations avancées et complexes sont susceptibles de s’effondrer, ce qui soulève des questions sur la soutenabilité de la civilisation moderne:

  • « Les chutes de l’Empire Romain, et des Empires de progrès technologiques équivalents (ou plus avancés) Han (Chine, ndlr), Maurya et Gupta (Inde, ndlr), ainsi que de tant d’Empires Mésopotamiens, sont toutes des témoignages du fait que les civilisations avancées, sophistiquées, complexes et créatives peuvent être à la fois fragiles et impermanentes. »

En examinant les dynamiques entre les hommes et la nature de ces cas passés d’effondrement, le projet identifie les facteurs interconnectés les plus saillants qui expliquent le déclin civilisationnel, et qui peuvent aider à déterminer le risque d’effondrement aujourd’hui, nommément la démographie, les conflits sociaux, le climat, l’eau, l’agriculture et l’énergie.

 

Ces facteurs peuvent mener à l’effondrement quand ils convergent pour générer deux aspects sociaux centraux: « l’amincissement des ressources causé par la pression imposée à la capacité de l’environnement à supporter leur extraction »; et « la stratification économique de la société en Élites [les riches] et Masses (ou « Roturiers ») [les pauvres]. » Ces phénomènes sociaux ont joué « un rôle central dans la nature ou dans le processus d’effondrement, » dans tous ces cas sur « les cinq mille dernières années ».

 

Actuellement, de hauts niveaux de stratification économique sont en relation directe avec une surconsommation des ressources, avec les « Élites » basées principalement dans les pays industrialisés responsables des deux:

  • « … les accumulations d’excédents ne sont pas redistribuées de façon équitable à travers la société, mais ont plutôt été sous le contrôle d’une élite. La masse de la population, bien qu’elle produise la richesse, ne s’en voit allouée qu’une petite portion par les élites, en général au niveau du seuil de subsistance, ou juste au-dessus. »

L’étude réfute ceux qui plaident que la technologie résoudra ces défis en augmentant l’efficacité:

  • « Le changement technologique peut augmenter l’efficacité de l’utilisation des ressources, mais il a également tendance à accroître à la fois la consommation par personne des ressources et l’étendue de l’extraction de celles-ci, ainsi que, hors les effets de politiques, les augmentations dans la consommation annulent souvent l’effet de l’amélioration de l’efficacité d’utilisation des ressources. »

Les augmentations de productivité en agriculture et dans l’industrie au cours des deux derniers siècles proviennent « d’une augmentation (et non d’une réduction) du flux de production, » malgré des gains considérables en efficacité au cours de la même période.

 

Modélisant une variété de scénarios différents, Motesharri et ses collègues arrivent à la conclusion que dans des conditions « reflétant de près la réalité d’aujourd’hui… nous trouvons que l’effondrement est difficile à éviter. » Dans le premier de ces scénarios, la civilisation:

  • « … semble rester sur une voie soutenable pendant assez longtemps, mais même en optimisant le taux d’épuisement des ressources et en commençant avec un très petit nombre d’Élites, les Élites finissent par consommer de trop, causant une famine parmi les Roturiers qui provoque éventuellement l’effondrement de la société. Il est important de noter que ce type d’effondrement de type L (du fait de de la forme du graphique l’illustrant, ndlr) est dû à une famine fondée sur l’inégalité qui provoque une pénurie de travailleurs, plutôt qu’un effondrement de la Nature. »

Un autre scénario se focalise sur le rôle d’une exploitation continuelle des ressources, découvrant que, « avec un taux d’épuisement des ressources plus important, le déclin des Roturiers se produit plus rapidement, tandis que les Élites prospèrent encore; mais éventuellement les Roturiers s’effondrent complètement, suivis par les Élites. »

 

Dans les deux scénarios, les monopoles sur les richesses des Élites induisent qu’ils sont protégés des plus « néfastes effets de l’effondrement environnemental jusqu’à beaucoup plus tard que les Roturiers », leur permettant de « continuer le ‘business as usual‘ en dépit de la catastrophe imminente. » Le même mécanisme, arguent-ils, pourrait expliquer comment « les effondrements historiques ont été permis par les élites qui semblent être restées indifférentes à leur trajectoire catastrophique (le plus clairement apparent dans les cas Romain et Maya). »

 

Appliquant cette leçon à notre fâcheuse situation contemporaine, l’étude avertit que:

  • Alors que certains membres de la société peuvent bien sonner l’alarme pour avertir que le système se dirige vers un effondrement imminent, et par conséquent proposer des changements structurels à la société afin de l’éviter, les Élites et ceux qui les soutiennent qui se sont opposés à l’instauration de ces changements, pourraient désigner la longue trajectoire soutenable ‘jusque-là’ pour appuyer l’option de ne rien faire. »

Toutefois, les chercheurs soulignent que les pires scénarios ne sont pas du tout inévitables, et suggèrent que des changements politiques et structurels appropriés pourraient éviter l’effondrement, sinon paver la route vers une civilisation plus stable.

 

Les deux solutions cruciales sont de réduire l’inégalité économique afin de garantir une distribution plus équitable des ressources, et de considérablement réduire la consommation des ressources en s’appuyant sur des ressources renouvelables moins intensives tout en réduisant la croissance de la population:

  • « L’effondrement peut être évité et la population peut atteindre un point d’équilibre si le taux d’épuisement des ressources par personne est réduit à un niveau soutenable, et si les ressources sont distribuées d’une manière raisonnablement équitable. »

Le modèle HANDY, financé par la NASA, offre  aux gouvernements, aux corporations et au monde des affaires – ainsi qu’aux consommateurs – une piqûre de rappel hautement crédible pour admettre que le ‘business as usual‘ ne peut pas être maintenu, et que des changements de politique et des changements structurels sont requis tout de suite.


Bien que l’étude soit grandement du domaine de la théorie, un certain nombre d’études plus empiriques dans leur orientation – par KPMG et le UK Government Office of Science (Bureau Scientifique Gouvernemental Britannique, ndlr) par exemple – ont prévenu que la convergence de crises alimentaires, hydriques (autour de l’accès à l’eau) et énergétiques pourrait susciter une ‘tempête parfaite’ d’ici une quinzaine d’années. Mais ces prévisions de type ‘business as usual‘ pourraient être très conservatrices.

 

  

Une analyse avec Joseph A. tainter, anthropologue :

 

Les éditions « Le Retour aux sources » viennent de publier un ouvrage que l’anthropologue et historien américain Joseph A. Tainter avait écrit en 1988. Ce livre est consacré au sujet récurrent du déclin, de la décadence et de l’effondrement des sociétés et des civilisations ; son intérêt réside dans la thèse novatrice et séduisante que Joseph Tainter expose clairement et qui enrichit considérablement la réflexion sur un sujet difficile et fascinant (B.G.).


 

La décadence : une interrogation éternelle !

 

Depuis l’Antiquité, le déclin, la décadence et l’effondrement des sociétés ont frappé les esprits curieux et inspiré des théories explicatives extrêmement variées. Le nombre et la variété des sociétés ayant connu de tels processus sont extrêmement grands. L’effondrement de l’Empire romain est l’exemple le plus fréquemment cité et celui qui a fait l’objet du plus grand nombre d’études, mais l’Empire Zhou a connu le même destin au troisième siècle avant notre ère, tout comme la civilisation Harappéenne de la vallée de l’Indus qui a disparu vers 1750 avant notre ère après 700 ans d’existence, la civilisation mésopotamienne (-1800/-600), l’ancien Empire d’Egypte(-3100/-2200), l’Empire Hittite (-1800/-1100), la Civilisation Minoenne (-2000/-1200), la civilisation Mycénienne (-1650/-1050), la civilisation des Olmèques (-1150/-200) ou celle des Mayas… Des sociétés et des civilisations de toutes tailles et situées dans toutes les régions de notre planète ont disparu plus ou moins rapidement.

 

Parmi les causes du déclin qui ont été proposées par les historiens et les philosophes, on peut citer : la diminution ou l’épuisement d’une ou de plusieurs ressources vitales dont dépend la société ; la création d’une nouvelle base de ressources trop abondante ; les catastrophes insurmontables ; l’insuffisance des réactions aux circonstances ; les envahisseurs ; les conflits de classes, les contradictions sociales, la mauvaise administration ou l’inconduite des élites ; les dysfonctionnements sociaux ; les facteurs mystiques ; les enchaînements aléatoires d’événements ; les facteurs économiques. Joseph Tainter considère que toutes ces causes ne sont que des causes secondaires d’un mal plus profond : la diminution de l’efficacité globale des organisations sociopolitiques complexes.

 

Complexité et énergie

 

Joseph Tainter introduit dans le débat un paramètre essentiel qui a été le plus souvent ignoré par les précédents analystes du déclin :

  • « Les sociétés humaines et les organisations politiques, comme tous les systèmes vivants, sont maintenues par un flux continu d’énergie … Au fur et à mesure que les sociétés augmentent en complexité, sont créés plus de réseaux entre individus, plus de contrôles hiérarchiques pour les réguler ; une plus grande quantité d’information est traitée… ; il y a un besoin croissant de prendre en charge des spécialistes qui ne sont pas impliqués directement dans la production de ressources ; et ainsi de suite. Toute cette complexité dépend des flux d’énergie, à une échelle infiniment plus grande que celle qui caractérise les petits groupes de chasseurs-cueilleurs ou d’agriculteurs autosuffisants. La conséquence est que, tandis qu’une société évolue vers une plus grande complexité, les charges prélevées sur chaque individu augmentent également, si bien que la population dans son ensemble doit allouer des parts croissantes de son budget énergétique au soutien des institutions organisationnelles. C’est un fait immuable de l’évolution sociale et il n’est pas atténué par le type spécifique de source d’énergie ».

Il a examiné l’histoire du déclin de l’Empire romain et de quelques autres sociétés en ayant à l’esprit le paradigme énergétique et en a conclu que ces sociétés n’ont pas réussi à satisfaire leurs besoins énergétiques croissants. Les maux qui ont été énumérés précédemment et qui sont apparus juste avant la disparition de ces entités n’ont pas été, selon Joseph Tainter, les causes mais les conséquences d’un affaiblissement lié à la divergence croissante entre, d’une part, les moyens nécessaires au maintien de leurs structures complexes et, d’autre part, les ressources énergétiques disponibles.

 

 Loi des rendements décroissants et civilisation industrielle

 

Selon la thèse de Tainter, l’investissement dans la complexité sociopolitique atteint un point où les bénéfices d’un tel investissement commencent à décliner, d’abord lentement, puis beaucoup plus rapidement.

  • « Ainsi, non seulement une population alloue de plus en plus grandes quantités de ressources au soutien d’une société en évolution, mais, après un certain point, des quantités plus grandes de cet investissement produiront de plus petites augmentations de rendement. Nous montrerons que les rendements décroissants sont un aspect récurrent de l’évolution sociopolitique et de l’investissement dans la complexité ».

Un chapitre de l’ouvrage est consacré aux observations qui ont été faites au sein de la civilisation industrielle moderne qui est, semble-t-il, elle aussi soumise à la loi des rendements décroissants. Comme les civilisations qui l’ont précédée, cette civilisation connaît une décroissance des rendements de ses investissements. Ainsi le nombre des brevets déposés par habitant ou par scientifique ne cesse de décroître bien que les moyens mis en œuvre pour la recherche et développement n’aient jamais été aussi importants. Ainsi aux Etats-Unis, le nombre d’employés dans la recherche industrielle a augmenté de 560% entre 1930 et 1954, tandis que le nombre de brevets déposés par les entreprises n’a augmenté que de 23% entre 1936/1940 et 1956/1960 ! Cette tendance a été constatée dans une étude portant sur cinquante pays développés et vérifiée dans différents secteurs techniques.

 

Le déclin de notre civilisation est-il inévitable ?

 

Comme nous l’avons écrit précédemment, les observations faites au sein de notre propre civilisation indiquent qu’elle est soumise à la loi des rendements décroissants. Nous avons vu aussi que les sociétés complexes devaient mobiliser toujours plus de ressources énergétiques pour augmenter leur complexité. Notre civilisation, qui est de loin la plus complexe de toutes les civilisations ayant existé, repose sur une consommation d’énergie considérable. Sa complexification a été possible du fait de la découverte des ressources énergétiques fossiles, charbon, pétrole et gaz, et à la mise au point de techniques permettant leur transformation en énergie thermique, mécanique et électrique.

 

L’importance de ces énergies fossiles n’est pas proportionnelle à leur coût actuel (64 milliards d’euros pour un produit national brut de 2000 milliards en 2012 en France) parce que, si l’on en croit Jean-Marc Jancovici qui est professeur d’énergétique à l’Ecole Polytechnique, en l’absence de ces énergies fossiles notre production serait le centième de ce qu’elle est aujourd’hui. Autant dire que notre civilisation repose beaucoup plus sur ces énergies que sur notre génie technique et scientifique. Ceci explique aussi le fait que parmi les pays ayant découvert les premiers les principes de la thermodynamique, ceux qui ont décollé le plus rapidement sont ceux qui disposaient des énergies fossiles les plus abondantes et les plus facilement extractibles.

 

Le problème qui se profile à l’horizon compte tenu de la consommation de plus en plus importante de ces ressources fossiles, c’est leur pénurie qui commence à se faire sentir (on ne parvient plus à augmenter la production mondiale de pétrole bien que tous les robinets soient ouverts en grand). Les débats concernant les réserves de ressources énergétiques fossiles ne sont pas clos mais, ce qui est certain, c’est qu’elles vont s’épuiser. Par conséquent, soit nous maîtriserons rapidement de nouvelles sources susceptibles de fournir des quantités très importantes d’énergie et notre civilisation pourra poursuivre son chemin, soit nous n’y parviendrons pas, auquel cas son déclin sera inéluctable. De plus, nous avons vu ci-dessus que le rythme des découvertes scientifiques diminuait régulièrement malgré l’augmentation continue des moyens mis en œuvre, ce qui, si cette tendance se confirme, pourrait nous condamner à la stagnation. La baisse continue de la croissance des économies les plus développées est peut-être le signe d’un certain essoufflement scientifique et d’un début de pénurie énergétique.

 

Il ne fait aucun doute que la pénurie énergétique cumulée à la stagnation scientifique remettrait totalement en cause l’avenir de la civilisation industrielle et que, dans un tel cas, le retour à une civilisation moins complexe s’imposerait. Le déclin de notre civilisation n’est donc pas écrit mais il est, selon Joseph Tainter, possible :

  • « Si l’effondrement n’est pas pour le futur immédiat, cela ne revient pas à dire que le niveau de vie industriel bénéficie également d’un sursis. A mesure que les rendements marginaux baissent (un processus en cours) jusqu’au point où un nouveau subside d’énergie sera mis en place, le niveau de vie dont les sociétés industrielles ont bénéficié ne croîtra pas si rapidement, et pour certains groupes et nations, il restera statique ou baissera … Bien que nous aimions nous considérer comme des êtres spéciaux dans l’histoire du monde, les sociétés industrielles sont en fait soumises aux mêmes principes qui ont provoqué l’effondrement d’anciennes sociétés. Si la civilisation s’effondre à nouveau, ce sera à partir d’un échec à tirer profit du sursis actuel ».

 Par Bruno Guillard - http://www.polemia.com/

Joseph A. Tainter, L’Effondrement des sociétés complexes, Editions « Le Retour aux sources », 2013, 318 pages.

Le Dr. Nafeez Ahmed est directeur exécutif de l’Institute of Policy Research & Development et l’ateur de A User’s Guide to the Crisis of Civilisation: And How to Save It, parmi d’autres livres. Vous pouvez le suivre sur Twitter @nafeezahmed

© Guardian News and Media 2014

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Published by Cabinet.psy70-Luxeuil.fr - dans Dossier Actualité-sociologie
28 octobre 2014 2 28 /10 /octobre /2014 12:35

 

Ce penseur n’a pas son pareil pour diagnostiquer la crise du désir que traverse le capitalisme ou les enjeux de la révolution numérique. Voici donc un document exceptionnel : jamais, dans une interview, il n’avait évoqué avec autant de franchise son parcours hors norme et sa renaissance philosophique...

 

Si le philosophe est tant apprécié des français, c'est probablement parce que son vécu lui confère une sensibilité particulière et une connaisance empirique savante. Si proche des citoyens, ses travaux de haute voltige et ses concepts en font pourtant un personnage mystérieux, parfois difficile à suivre...

 

Mais si chacun de nous suivait son exemple, nous deviendrions des acteurs sociaux de premier choix dans la lutte pour une richesse culturelle accessible à tous et pour une économie contributive en faveur des territoires.

 

Bernard Stiegler, mais qui êtes-vous vraiment ?

 

 

   Bernard Stiegler en 6 dates:
  • 1952 Naissance et enfance à Sarcelles 
  • 1978 Incarcération, pendant cinq ans, à la prison Saint-Michel de Toulouse puis au centre de détention de Muret 
  • 1993 Soutient sa thèse sous la direction de Jacques Derrida. Publication de son premier livre, La Faute d’Épiméthée (Galilée) 
  • 2002 Nommé à la tête de l’Ircam après avoir été directeur adjoint de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) 
  • 2005 Cofonde l’association Ars Industrialis pour une politique industrielle des technologies de l’esprit 
  • 2006 Fonde l’Institut de recherche et d’innovation (IRI) du Centre Pompidou.

 

« Oh ! Vous avez vu ? Il y a un paon qui vient de se poser dans votre jardin ! » Caroline Stiegler sourit :

 

« Oui… en effet, nous avons un couple de paons. » Au milieu du Cher, nous déjeunons sur la terrasse de l’ancien moulin que le philosophe des nouvelles technologies a investi il y a trois ans avec sa femme et ses deux derniers enfants. Il y a là un étang habité par un cygne et des canards. Et deux paons, donc, dont le spectacle me ravit. Mais puisque le soleil cogne, c’est au premier étage, dans un vaste bureau baigné de lumière, que nous nous entretiendrons. Les lecteurs de Philosophie magazine connaissent bien Bernard Stiegler : il intervient régulièrement dans nos colonnes. À 60 ans, il occupe une place singulière dans le paysage intellectuel. À la fois théoricien passionnant pour qui la technique est le grand sujet – caché – de l’histoire de la philosophie. Praticien infatigable, aujourd’hui à la tête de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou (IRI), suscitant la mise au point de logiciels tournés vers une pratique amateur des nouvelles technologies du savoir. Conférencier talentueux, qui, croisant Aristote et le neuromarketing, a su s’attacher un public fervent. Et enfin à la tête d’une association politique – Ars Industrialis – militant pour un avenir à nouveau fertile. Voilà pourquoi, alors que Bernard Stiegler fait paraître prochainement chez Flammarion une introduction idéale à son œuvre – Pharmacologie du Front national –, nous avons choisi d’insister sur son parcours. De l’enfance en banlieue à la direction de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam) de Boulez, en passant par une initiation philosophique en prison, il éclaire sa pensée – et ce qui la motive.

 

Et si l’état de choc dans laquelle la crise a plongé l’Europe pouvait être aussi l’occasion d’un saut en avant vers un capitalisme polarisé par la sublimation du désir, plutôt que par la culture de la bêtise ? C’est que Bernard Stiegler le sait mieux qu’un autre : l’accident et la chance peuvent aller ensemble.

 

Vous avez écrit n’avoir jamais philosophé avant 26 ans. Qu’a été votre vie avant cette conversion ?

 

Bernard Stiegler : J’ai d’abord beaucoup erré. Pendant Mai 68, j’ai 16 ans, et je suis « d’extrême gauche ». Je suis exclu de mon lycée – ce qui fait que je ne passerai jamais le bac – et me mets à dériver. Je suis alors très amateur de jazz, je fréquente quelques lettristes [mouvement artistique d’après-guerre], puis je m’inscris au PCF – en espérant le changer de l’intérieur. En 1971, je suis père. Après divers boulots – je fabrique des bijoux fantaisie, je suis garçon de course, manœuvre d’un maçon –, je deviens agent de planning dans un atelier… Cela ne suffit pas à payer le loyer. Un jour, je reçois un avis d’expulsion de mon HLM de Sarcelles, où j’ai grandi. Je déménage « à la cloche de bois » avec une camionnette. Je m’installe à la campagne.

 

Avez-vous aimé cette vie rurale ?

 

C’était rude mais j’aime assez cela. Au début les ressources étaient maigres. Des gens avec qui j’ai sympathisé m’ont aidé. J’ai loué une petite ferme, tout en étant chauffeur d’une coopérative agricole. Puis j’ai rencontré un agriculteur qui avait une très grande exploitation. Il m’a pris en affection et m’a aidé à constituer un cheptel en me cédant des chèvres à bas prix tout en me faisant crédit. Je faisais la traite en écoutant Charles Mingus et, dans l’étable comme sur les engins, j’avais le temps de réfléchir : j’aimais cela.

 

On aurait pu vous prendre pour un hippie…

 

Je ne me suis jamais senti hippie : j’étais là pour gagner ma vie. Mais la sécheresse de 1976 m’a obligé à liquider ma ferme. Un peu plus tard, j’ai ouvert un bar à Toulouse, L’Écume des jours, où je passais du jazz et où venaient des orchestres. C’était plein toutes les nuits de gens qui cherchaient de la bonne musique. C’était un public noctambule. La police est venue un soir, a trouvé de l’héroïne et m’a demandé de coopérer avec elle, ce que je n’ai pas fait. J’ai eu une fermeture administrative et, au même moment, on a supprimé mon autorisation de découvert bancaire (c’était le « plan Barre »). Alors j’ai attaqué ma propre banque, puis quelques autres. Après le cinquième braquage, je suis tombé. Peut-être me prenais-je pour Virgil, le héros de Prends l’oseille et tire-toi, de Woody Allen [1969].

 

Ce passage à l’acte, en 1978, ne témoigne-t-il d’une certaine noirceur de l’époque ?

 

Quelque chose en effet se fêlait, même si 68 avait été un moment de libération. À Paris, aux États-Unis, au Japon, en Allemagne, à Prague, cet événement redéfinissait les rapports entre les psychés. Mais dix ans plus tard, le monde avait la gueule de bois. Le philosophe Gérard Granel [1930-2000] – grand lecteur de Husserl et de Heidegger –, qui fréquentait L’Écume des jours et qui m’a alors aidé en tout, parlait de « libéral-fascisme ». Giscard engageait en France l’âge de la crétinisation des foules – en se crétinisant lui-même – avec son accordéon, alors que, jusque-là, gaullistes et communistes s’accordaient sur le fait que pour que la France aille bien, il fallait que tout le monde se cultive. En 1977, Marchais et le Parti socialiste faisaient capoter l’accord autour du Programme commun pour lequel je m’étais battu. Les organisations maoïstes et trotskistes se décomposaient, tandis qu’apparaissaient les terroristes de la Bande à Baader ou des Brigades rouges. Dans la jeunesse, overdoses et suicides se multipliaient – cependant que d’autres se suicidaient socialement sur le mode du reniement, de la haine de soi et du ressentiment que cela engendre toujours. Je ne vous dis pas cela pour justifier mes délits : je n’ai jamais voulu politiser ma défense.

 

Comment, en prison, la philosophie s’est-elle imposée à vous ?

 

Je me suis d’abord dit que j’allais faire ce dont j’avais toujours rêvé : écrire des romans. Puis je me suis aperçu que je n’avais rien à dire : ce que j’écrivais était très mauvais. J’ai alors voulu étudier les œuvres et faire de la poétique et de la linguistique. Granel, qui avait obtenu l’autorisation de me rendre visite et de me porter des livres, m’a proposé de m’inscrire à l’université, et d’abord de préparer un examen pour pouvoir y entrer. Au cours des premiers mois de cellule, j’ai compris que ce qui était intéressant était de ne pas parler – d’écouter ce qui se faisait entendre dans ce silence. J’ai fait une grève de la faim pour obtenir une cellule individuelle et, au bout de trois semaines, l’administration a cédé. Quand on fait silence, « ça » commence à parler. Et c’est là seulement que l’on dit des choses intéressantes. C’est dans cette situation que, pour la première fois, je me suis mis à étudier – avec passion. En prison, on décuple ses capacités de travail. Une fois passé l’examen d’entrée, je me suis mis à lire Saussure, mais aussi ses critiques, notamment Derrida, et c’est ainsi que j’ai rencontré la philosophie.

 

Vous dites avoir touché la vérité du doigt entre les murs de la prison…

 

« Après la prison, vous ne savez plus rien faire, mais vous revoyez tout à neuf »

 J’ai touché ce milieu (mais non la vérité) qu’est le monde à travers un mur – celui de ma cellule où j’ai fait l’expérience de ce monde par défaut. Je me suis plongé dans la phénoménologie de Husserl. Reprenant l’expérience du doute radical de Descartes et prolongeant Kant, Husserl pratique la méthode de la « réduction phénoménologique ». En neutralisant méthodiquement ce qu’il nomme la thèse du monde (la croyance en son existence), il analyse les conditions dans lesquelles le sujet constitue le monde (c’est-à-dire les conditions de l’expérience). En appréhendant le monde par la façon dont il apparaît et en quelque sorte naît à la conscience, la méthode phénoménologique opère un renversement de point de vue : elle abandonne l’« attitude naturelle » et opère une conversion du regard. Or, en prison, je vivais cette suspension du monde de fait. Je lisais Husserl essayant de s’absenter du monde, cependant que je vivais moi-même quasiment hors du monde. Mais même là, découvrais-je, il n’y avait pas rien : il y avait ma mémoire – qui était une souffrance. Il y avait la mémoire de l’humanité contenue dans les livres que me portait Granel. C’est pourquoi le thème de la trace – l’écriture – auquel Derrida a confronté Husserl est devenu mon point d’Archimède. On ne peut pas neutraliser la trace, et le projet de la phénoménologie devait être repris par cette racine. C’est ce que j’ai décidé de faire. Granel m’a mis en contact avec Derrida, avec qui j’ai alors travaillé.

 

Un autre livre vous a marqué, c’est le traité De l’âme, d’Aristote. Pour quelle raison ?

 

En prison, rien ne change jamais : hier est comme aujourd’hui qui sera comme demain. Cette immuabilité est proprement insupportable – sauf si vous opérez une conversion phénoménologique : ici, la conversion à la vertu carcérale. Vous constatez alors que, même quand il semble que rien ne se passe, il se passe encore quelque chose : par exemple, hier « ça n’allait pas » et aujourd’hui « ça va mieux » – ou l’inverse. Les philosophes ont donc raison : ce qui nous arrive vient de nous. Mais si vous n’assumez pas ce fait comme une discipline, cela peut rendre fou. Si, au contraire, vous vous imposez ce qu’Épictète nomme une mélétè [« pratique »], alors la prison devient une grande maîtresse. Le mouvement, le changement et l’impassibilité du « premier moteur immobile » (theos) sont les enjeux du traité De l’âme. L’âme, dit Aristote, est le mouvement de la vie. Mais il faut distinguer trois sortes d’âmes. L’âme nutritive, celle des plantes, ne se meut que par sa croissance. L’âme sensitive, celle des animaux, se déplace pour sa nourriture et sa reproduction. L’âme noétique, qui a accès au noûs, à l’intellect, se meut en totalité : elle est en question. La plupart du temps, l’âme noétique en reste cependant au stade sensitif – comme l’âme sensitive ne passe à l’acte que par intermittente et fonctionne la plupart du temps sur un mode quasi nutritif. J’ai soutenu que le milieu ne devient noétique que lorsque nous en sortons – comme un poisson volant, par intermittences. Sortir de ce milieu pour le contempler, c’est-à-dire le théoriser, c’est ce que tente le phénoménologue en retournant son regard.

 

Quelle différence avec la sortie de la caverne selon Platon ?

 

Chez Aristote, il n’y a pas d’outre-monde où nous attendent les idées pures. J’en tire (depuis la prison) que l’expérience de l’alètheia [« vérité »], c’est celle du monde où il faut toujours se replonger – la vérité, c’est l’eau même. Mais il faut en sortir pour s’en apercevoir.

 

Est-ce le contraste entre votre vie monacale en prison et la redécouverte de la société à votre sortie qui vous a sensibilisé à l’intoxication des esprits par les industries culturelles ?

 

C’est évident. Au bout de cinq ans de prison, vous ne savez plus rien faire, pas même traverser une rue. Mais l’avantage, c’est que vous revoyez tout à neuf. C’est un rêve de philosophe – ou de peintre.

 

C’est là que la pensée de la technique s’est imposée à vous ?

 

Non, elle avait émergé en prison avec celle de la mémoire artificielle. La technique m’avait toujours intéressé : mon père était électronicien, enfant je bricolais des circuits électroniques. Toutes les techniques sont intéressantes : celle de Coltrane, celles du shaman, celles du marketing, celle de la moissonneuse batteuse, celle de l’écriture. En prison se déposait au dehors la mémoire que j’extériorisais chaque jour en reprenant mes notes des lectures de la veille pour les rédiger en un texte, et cela constituait un monde embryonnaire, en gestation. La mémoire noétique s’extériorise et se transforme en permanence. Après ma libération, alors que j’étudiais la préhistoire, des chercheurs m’ont commandé un article. Lisant le Protagoras de Platon, j’ai trouvé mon point d’entrée : avec le mythe de Prométhée qui pallie le défaut d’origine des hommes – la bêtise d’Épiméthée – en leur donnant le feu, c’est-à-dire la technique volée aux dieux, je voyais la possibilité de jouer Platon contre lui-même, la technique comme pharmakon (remède aussi bien que poison) apparaissant être la condition même des mortels. Et comme ce que la philosophie avait refoulé. Nous sommes à la fois aliénés par la technique et constitués par elle.

 

Plus précisément ?


« Nous sommes à la fois aliénés par la technique et constitués par elle »

La question est ici ce que j’appelle la rétention tertiaire. Husserl distingue les rétentions primaires qui constituent in absentia le temps présent d’une perception – par exemple la dernière phrase que je viens de prononcer et qui va vous permettre de comprendre la suivante – et les rétentions secondaires qui composent la mémoire personnelle et qui sont le passé. C’est depuis ce passé et ces rétentions secondaires que je sélectionne des rétentions primaires dans ce que je perçois – voilà pourquoi si vous demandez à trente étudiants de résumer le cours que vous venez de donner, vous aurez trente réponses différentes. Or il y a une troisième mémoire formée par les techniques et où se garde le monde comme mémoire et qui régit les rapports entre rétentions primaires et secondaires. L’écriture en est un cas, comme l’architecture des villes, le silex taillé et les data centers de Google. Ce milieu technique constitue nos mémoires.

 

Platon a donc tort d’accuser l’écriture de nous faire perdre la mémoire ?

 

Oui et non. L’anamnèse, la réminiscence comme expérience dont la vérité géométrique est le canon suppose ces hypomnémata [supports artificiels de la mémoire] écrits comme le découvre Husserl dans L’Origine de la géométrie. Mais la technique est un pharmakon : remède et poison – ainsi du marteau qui peut servir aussi bien à bâtir qu’à détruire. Et l’écriture est autant un instrument d’émancipation que d’aliénation. Aujourd’hui, le Web permet à la fois la participation de chacun et la captation des données personnelles. Penser le pharmakon, c’est faire de cette condition tragique une question de thérapeutiques.

 

D’où votre intérêt pour la tragédie de Sophocle, Œdipe tyran ?

 

Et pour Sophocle en général. Le « miracle grec », c’est, au VIIIe siècle avant notre ère, dans les pas de l’invention de l’écriture alphabétique, une nouvelle psychè et une nouvelle polis. Cela constitue un profond changement noétique où il est possible de s’individuer en tant que citoyen. Or, au Ve siècle, cet idéal pourrit sur pied : c’est le contexte d’Œdipe tyran. Œdipe soigne la peste, mais la peste reviendra – par exemple avec Créon. La peste, dit Socrate, ce sont les sophistes qui s’emparent de la technique de l’écriture pour produire un discours qui n’est plus vrai, mais qui est efficace. La philosophie, avec l’Académie de Platon, naît de cette crise de la cité athénienne. En cela, elle est toujours politique : elle est une pensée critique des conditions de vie des citoyens dans la polis. C’est cette scène-là que nous devons revisiter en suscitant des pharmacologies positives à partir des techniques numériques – aujourd’hui exclusivement au service d’impératifs économiques consuméristes devenus eux-mêmes massivement toxiques.

 

Pourquoi vous en prendre, dans vos derniers essais, à la philosophie universitaire – Badiou, Rancière, Deleuze ou Derrida ?

 

Je ne mettrais certes pas Deleuze et Derrida sur le même plan que Badiou et Rancière… Mais il est vrai que les théoriciens de la gauche française n’ont pas vu une chose essentielle : l’entreprise de démoralisation à laquelle a conduit l’hypernihilisme provoqué par la révolution conservatrice au début des années 1980. Deleuze fait cependant exception à partir de 1990 avec son Post-scriptum sur les sociétés de contrôle. Ces universitaires, qui ne voient pas que la technique constitue pharmacologiquement le milieu noétique, restent fidèles au mot d’ordre marxiste des années 1960 et 1970 : la lutte contre l’État – et sont en cela instrumentalités par cette révolution conservatrice qui pose que « l’État est le problème ». Mais avec l’eau du bain de l’État et de la Nation, on a jeté le bébé qu’est la res publica – la chose publique. Or la chose publique est le lieu de formation de l’attention et du soin – c’est-à-dire du désir comme investissement, ce que la financiarisation mise en œuvre par les néoconservateurs a liquidé. Cela donne de nos jours le Front national, l’effondrement du désir, et la domination de la pulsion – dans les banlieues comme à Carrefour, chez Sarkozy et chez Strauss-Kahn.

 

Votre association Ars Industrialis, créée en 2005, a tenu sa première réunion publique un 18 juin. C’est un hommage à la Résistance ?

 

C’était un hasard. Il ne s’agit pas de résister mais d’inventer. Cela fait trente ans que les intellectuels invitent à « résister » au capitalisme et cela a eu des effets désastreux. Aujourd’hui, 37 % des Français déclarent partager les idées du Front national parce qu’on ne leur propose aucune alternative. Ils n’ont donc plus de raison d’espérer – ce qui est la raison tout court.

 

Qu’est-ce alors qu’Ars Industrialis ?

 

Ce n’est ni un parti politique ni un think-tank : c’est un groupe de citoyens – étant entendu qu’un citoyen se cultive et se bat. C’est en cela un lieu d’intelligence partagée : on ne peut pas penser tout seul. Nous travaillons avec des juristes, des philosophes, des économistes, des informaticiens, des artistes, des travailleurs sociaux, etc. Les psychiatres avec lesquels nous coopérons savent que les pathologies ne relèvent plus seulement de la psychothérapie mais de ce que nous appelons des « sociothérapies ». Ars Industrialis tente ainsi de repenser l’université, et, reprenant un concept de Kurt Lewin [psychologue américain, 1890-1947], de mettre en œuvre une recherche contributive : une recherche d’une action basée sur les technologies de collaboratives. Cela a constitué l’un des thèmes de l’académie d’été de pharmakon.fr [voir le site Internet]. De plus en plus de syndicalistes et d’acteurs industriels s’intéressent à nos travaux.

 

Les patrons viennent par remords humaniste ou pour trouver de nouvelles sources de profits ?

 

Ils viennent parce qu’ils voient que le système ne fonctionne plus : l’exploitation du désir par le marketing atteint sa limite, les désastres écologiques menacent, l’insolvabilité se généralise. Ce n’est pas rassurant. Il faut répondre à ce qui pourrait devenir une panique, et nous tentons pour cela de penser une politique industrielle des technologies de l’esprit au service d’une économie de la contribution.

 

Vous dites : Dieu est mort mais nous allons quand même recréer des idéalités. Ne pêchez-vous pas par un volontarisme que, déjà, Heidegger critiquait chez Nietzsche, en parlant de « volonté de la volonté » ?

 

Il ne s’agit pas de « recréer » des idéalités mais de les cultiver. Quand il n’y a plus rien, il reste quelque chose. Nietzsche, Freud, Bergson nous ont appris qu’une tendance donne nécessairement consistance à sa contre-tendance. C’est vrai aussi bien au niveau psychique qu’au niveau macroéconomique. Le désert avance, disait Nietzsche. Mais, dans le Sahara, il y a des graines très résistantes : lorsqu’il pleut, c’est une explosion de couleurs.

 

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