11 janvier 2012 3 11 /01 /janvier /2012 10:47

Ce texte est un extrait du quatrième chapitre de Mécréance et discrédit de B.Stiegler, t.2, éd. Galillée, publié comme document de travail pour la préparation de la réunion d'Ars Industrialis Souffrance et consommationi.

    

L’INDIVIDU DÉSAFFECTÉ DANS LE PROCESSUS DE DÉSINDIVIDUATION PSYCHIQUE ET COLLECTIVE 

 

 

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"On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Rimbaud

Qui veut noyer son chien prétend qu’il a la rage."

 

24. L’hypermarché 

 

L’économie politique de la valeur espriti est celle de l’économie libidinale – où la valeur, en général, ne vaut que pour qui peut désirer : elle ne vaut que pour autant qu’elle est inscrite dans le circuit du désir, qui ne désire que ce qui demeure irréductible à la commensurabilité de toutes les valeurs. Autrement dit, la valeur ne vaut que pour autant qu’elle évalue ce qui n’a pas de prix. Elle ne peut donc pas être intégralement calculée : elle comporte toujours un reste, qui induit le mouvement d’une différance (terme de J.Derrida), dans laquelle seulement peut se produire la circulation des valeurs, c’est à dire leur échange : la valeur ne vaut que dans la mesure où elle est inscrite dans le circuit d’individuations et de transindividuations qui ne peuvent individuer que des singularités.

 

-L'humain réduit au mode de vie "hyper"... Un paradigme de la pensée unique-

  

Or, dans l’économie politique hyperindustrielle, la valeur doit être intégralement calculable , c’est à dire qu’elle est condamnée à devenir sans valeur : tel est le nihilisme. Le problème est que c’est alors le consommateur qui non seulement se dévalue (car il est évalué, par exemple par le calcul de sa life time value) mais également qui se dévalorise – ou, plus précisément, qui se désindividue. Dans une telle société, qui liquide le désir, lequel est pourtant son énergie en tant qu’énergie libidinale, la valeur est ce qui s’anéantit et qui anéantit avec elle ceux qui l’évaluant s’évaluent. C’est pourquoi c’est la société en tant que telle qui apparaît finalement à ses membres, eux-mêmes dévalorisés (et mélancoliques), comme étant sans valeur – et c’est aussi pourquoi la société fantasme d’autant plus bruyamment et ostentatoirement des " valeurs " qui ne sont que leurres, discours de compensations et lots de consolation. Tel est le lot d’une société qui ne s’aime plus.

 

La scène de cette dévaluation dévalorisante n’est pas simplement le marché : c’est l’hypermarché, caractéristique de l’époque hyperindustrielle, où les marchandises gérées just in time par le code-barre et les acheteurs dotés de cartes de crédit à débit différé deviennent commensurables. Telle est la Zone d’activité commerciale des hypermarchés de Saint Maximin, non loin de Creil, construite par la société Eiffage – qui vient d’acheter une des sociétés d’autoroutes récemment privatisée par le gouvernement français – , une ZAC où Patricia et Emmanuel Cartier allaient passer les samedis après-midi avec leurs enfants. Jusqu’au jour où ils finirent par décider de tuer ces enfants, pour les conduire, expliqua leur père, vers une " vie meilleure " - une vie après la mort, une vie après cette vie qui n’était plus faite que de désespoir, si désespérante qu’elle poussa ces parents à injecter à leurs enfants des doses mortelles d’insuline.


" On devait tous mourir. " Ils avaient l’intention de mettre … fin à leurs jours pour " partir vers un monde meilleur ". " On a longtemps gardé l’espoir ". [Florence Aubenas, Libération, 17 octobre 2005] C’étaient de grands consommateurs. L’avocate de la partie civile, l’aide sociale à l’enfance, Me Pelouse Laburthe, reprochait pèle mêle à Patricia et Emmanuel Cartier de trop fumer, de laisser boire trop de Coca aux enfants… , de leur offrir trop de jeux vidéo. [Florence Aubenas, Libération, 17 octobre 2005]

Et puis, accablés de dettes – ils étaient détenteurs d’une quinzaine de cartes de crédit – , ils ont décidé, un peu comme les parents du Petit Poucet abandonnèrent leurs enfants dans la forêt, d’injecter l’insuline à leurs petits puis de se suicider : ils espéraient les retrouver ensuite dans ce " monde meilleur ". Seule Alicia, 11 ans, après trois semaines de coma, est morte de l’injection.


Cela signifie-t-il que ces parents n’aimaient pas leurs enfants ? Rien n’est moins sûr. Sauf à dire que tout était fait pour qu’ils ne puissent plus les aimer – s’il est vrai qu’aimer, qui n’est pas synonyme d’acheter, bien que les hypermarchés veuillent faire croire à leurs acheteurs que si j’aime, j’achète, et que je n’aime que dans la mesure où j’achète, et que tout s’achète et se vend, aimer, donc, n’est pas qu’un sentiment : c’est un rapport, une façon d’être et de vivre avec l’être aimé, et pour lui. Aimer est la forme la plus exquise du savoir-vivre.

 

Or, c’est un tel rapport exquis que l’organisation marchande de la vie a détruit dans la famille Cartier : de même que les enfants, comme j’ai essayé de le montrer dans le chapitre précédent, sont progressivement et tendanciellement privés de la possibilité de s’identifier à leurs parents par le détournement vers les objets temporels industriels de leur identification primaire, puis de leurs identifications secondaires, tout comme sont elles-mêmes détournées les identifications secondaires de leurs parents, précisément en vue de leur faire adopter des comportements exclusivement soumis à la consommation (et chaque membre de la famille Cartier avait son propre téléviseur), de même, et réciproquement, les parents, ainsi incités à consommer tant et plus par toute la puissance des télévisions, des radios, des journaux, des campagnes d’affichages publicitaires, des prospectus dans les boîtes aux lettres, des éditoriaux et des discours politiques ne parlant que de " relance de la consommation ", sans parler des banques, se trouvent expulsés de la position où ils pourraient aimer leurs enfants réellement, pratiquement et socialement. Il en résulte le mal-aimer d’un terrifiant mal-être, qui devient peu à peu un désamour généralisé – auquel Claude Lévi-Strauss lui-même n’échappe pas.

 

Notre époque ne s’aime pas. Et un monde qui ne s’aime pas est un monde qui ne croit pas au monde : on ne peut croire qu’en ce que l’on aime. C’est ce qui rend l’atmosphère de ce monde si lourde, étouffante et angoissante. Le monde de l’hypermarché, qui est la réalité effective de l’époque hyperindustrielle, est, en tant que machines à calculer des caisses à code-barre où aimer doit devenir synonyme d’acheter, un monde où l’on n’aime pas. Mr et Mme Cartier pensaient que leurs enfants seraient plus heureux s’ils leur achetaient des consoles de jeux et des téléviseurs. Or, plus ils leur en achetaient, et moins eux et leurs enfants étaient heureux, et plus ils avaient besoin d’acheter encore et toujours plus, et plus ils perdaient le sens même de ce qu’il en est de l’amour filial et familial : plus ils étaient désaffectés par le poison de l’hyperconsommation. Depuis 1989 qu’ils s’étaient mariés et avaient fondé cette famille, on leur avait inculqué, pour leur malheur, qu’une bonne famille, une famille normale, c’est une famille qui consomme, et que là est le bonheur.

 

Les parents Cartier, qui ont été condamnés à dix et quinze ans de prison, sont au moins autant des victimes que bourreaux : ils ont été victimes du désespoir ordinaire du consommateur intoxiqué qui, tout à coup, ici, passe à l’acte, et à cet acte terrifiant qu’est l’infanticide, parce que le rattrape la misère économique qu’engendre aussi la misère symbolique. Peut-être fallait-il les condamner. Mais il ne fait à mes yeux aucun doute que s’il est vrai que l’on devait les condamner, un tel jugement, qui doit précisément analyser et détailler les circonstances atténuantes du crime, ne peut être juste que pour autant qu’il condamne aussi et peut-être surtout l’organisation sociale qui a pu engendrer une telle déchéance. Car une telle organisation est celle d’une société elle-même infanticide – une société où l’enfance est en quelque sorte tuée dans l’œuf.

 

25. Intoxication, désintoxication

 

La consommation est une intoxication : c’est ce qui devient de nos jours évident. Et c’est ce que souligne un article écrit par Edouard Launet durant le procès contre Patricia et Emmanuel Cartier. Ceux-ci vivaient à proximité de Saint Maximin, … la plus grande zone commerciale d’Europe , …à la fois eldorado et terrain vague, abondance et misère sociale. Le marché, rien que le marché, et ces petits shoots d’adrénaline que procure l’achat d’un téléviseur ou d’un canapé. [Edouard Launet, Libération, 17 novembre 2005] … jours avant le drame de Clichy sous bois qui déclencha des émeutes dans toute la France pendant trois semaines, dans l’hypermarché Cora, lieu d’un " grand brassage social " où se mêlent les petites gens de Beauvais, dont les Cartier, et les Parisiens " aisés " qui passent leurs week-end dans des résidences secondaires, autour de Gouvieux et de Chantilly, dans cet hypermarché où 40 000 personnes passent chaque jour par les 48 caisses et leurs machine à code-barre, Jean-Pierre Coppin, chef de la sécurité du magasin … observe : " On sait qu’on est assis sur le couvercle de la marmite ".

 

Car la consommation immédiate de la vie provoque de nos jours souffrance et désespoir, au point qu’un profond malaise règne désormais dans la société de consommation. Comme je l’avais déjà signalé , une enquête commandée par la grande distribution à l’institut IRI fit apparaître la figure de l’" alter-consommateur ", tandis que proliféraient d’autres symptômes de cette crise de la civilisation hyperindustrielle – à travers les mouvements antipub et anticonsommation, à travers la baisse de la vente des produits de marques, etc . On m’a plusieurs fois objecté, depuis, qu’en réalité, il n’y avait pas de baisse avérée de la consommation (bien que l’enquête de l’IRI eut été déclenchée à la suite d’une baisse des ventes des produits de grande consommation), et qu’il n’y avait donc pas de crise non plus : les alter-consommateurs, c’est à dire ceux qui se disent mécontents de consommer, et désireux de vivre autrement, sont en effet souvent parmi les plus grands consommateurs – quasiment des hyperconsommateurs. Le malaise ne serait donc qu’une fausse mauvaise nouvelle.

 

Mais il n’y a aucune contradiction dans le fait qu’un hyperconsommateur dénonce la consommation, pas plus que dans les réponses à l’enquête qu’avait menée Télérama sur les pratiques télévisuelles des Français et les jugements qu’ils portent sur les programmes, et qui faisait apparaître que si 53% d’entre eux considèrent que les programmes de télévision sont détestables, la plupart de ceux-ci regardent cependant ces programmes qu’ils jugent si mal. Il n’y a là aucune contradiction parce qu’il s’agit dans les deux cas de systèmes addictifs, et l’on sait bien qu’un système est addictif précisément dans la mesure où celui qui est pris dans ce système le dénonce et en souffre d’autant plus qu’il ne peut pas en sortir – ce qui est le phénomène bien connu de la dépendance.

 

Le " shoot d’adrénaline " que procure un achat important est produit par le système addictif de la consommation, et il en va du téléspectateur interrogé par Télérama, et qui condamne les programmes que cependant il regarde, comme de l’héroïnomane qui, parvenu au stade où la consommation de la molécule de synthèse ne lui procure plus que des souffrances, parce qu’elle a bloqué sa production naturelle de dopamine, sérotonine, enképhalines et endorphine, ne trouve un apaisement temporaire que dans une consommation supplémentaire de ce qui cause cette souffrance – consommation immédiate de la vie qui ne peut qu’aggraver encore le mal, jusqu’à le transformer en désespoir. C’est pourquoi, tout comme le téléspectateur qui n’aime plus ses programmes de télévision, si l’on demande à un intoxiqué ce qu’il pense de la substance toxique dont il dépend, il en dira le plus grand mal ; mais si on lui demande de quoi il a besoin désormais, il répondra, encore et toujours : de l’héroïne.

Encore et toujours, du moins tant qu’on ne lui a pas donné les moyens de se désintoxiquer.

 

La stupéfaction télévisuelle, qui fut d’abord le haschich du pauvre, et remplaça l’opium du peuple, est devenue une drogue dure depuis qu’ayant détruit le désir, elle vise le pulsionnel – puisque il n’y a plus que les pulsions lorsque a disparu le désir qui les équilibrait en les liant. C’est le moment où l’on passe de la consommation heureuse, celle qui croit au progrès, à la consommation malheureuse où le consommateur sent qu’il régresse et en souffre. À ce stade, la consommation déclenche des automatismes de plus en plus compulsifs et le consommateur devient dépendant du shoot consommatoire. Il souffre alors d’un syndrome de désindividuation qu’il ne parvient plus à compenser qu’en intensifiant ses comportements de consommation, qui deviennent du même coup pathologiques.

 

Il en va ainsi parce que d’autre part, dans la société hyperindustrielle où tout devient services, c’est à dire relations marchandes et objets de marketing, la vie a été intégralement réduite à la consommation, et les effets de désindividuation psychique se répercutent intégralement sur l’individuation collective, étant donné que, dans les processus d’individuation psychique et collective, l’individuation psychique ne se concrétise que comme individuation collective et transindividuation, et que la réciproque est vraie. Quand tout devient service, la transindividuation est intégralement court-circuitée par le marketing et la publicité. La vie publique est alors détruite : l’individuation psychique et collective y est devenue la désindividuation collective. Il n’y a plus de nous, il n’y a plus qu’un on, et le collectif, qu’il soit familial, politique, professionnel, confessionnel, national, rationnel ou même universel n’est plus porteur d’aucun horizon : il apparaît totalement vide de contenu, ce que l’on appelle, chez les philosophes, la kénose, ce qui signifie aussi que l’universel n’est plus que le marché et les technologies qu’il répand sur la planète entière – au point que la République, par exemple, ou ce qui prétend la remplacer, ou l’épauler, ou la réinventer, par exemple l’Europe, ne sont ni aimée, ni désirée.

 

26. La désaffection

 

La société hyperindustrielle est intoxiquée, et la première question politique est celle de sa désintoxication. L’intoxication est produite par des phénomènes de saturation, qui affectent en particulier les fonctions supérieures du système nerveux : la conception (l’entendement), la sensibilité et l’imagination, c’est à dire la vie intellectuelle, esthétique et affective – l’esprit dans toutes ses dimensions. Là est la source de toutes les formes de la misère spirituelle. Appelons cognitive et affective ces formes de saturation typiques de la société hyperindustrielle.

 

Tout comme il y a de la saturation cognitive (on étudie depuis plus de dix ans déjà les effets du cognitive overflow syndrom qui ont pour résultat paradoxal – paradoxal pour une conception platement informationnelle de la cognition – que plus on apporte d’information au sujet cognitif, moins il connaît ), il y a en effet de la saturation affective. Les phénomènes de saturation cognitive et affective engendrent des congestions individuelles et collectives, cérébrales et mentales, cognitives et caractérielles, dont on peut comparer les effets paradoxaux aux congestions urbaines engendrées par les excès de circulation automobile, dont les embouteillages sont l’expérience la plus banale, et où l’automobile, censée faciliter la mobilité, produit au contraire la paralysie et le ralentissement bruyant et polluant, c’est à dire toxique. Comme la saturation cognitive induit une perte de cognition, c’est à dire une perte de connaissance, et un égarement des esprits, une stupidité des consciences de plus en plus inconscientes, la saturation affective engendre une désaffection généralisée.

 

Saturation cognitive et saturation affective sont donc des cas d’un phénomène plus vaste de congestion qui frappe toutes les sociétés hyperindustrielles, de Los Angeles à Tokyo en passant désormais par Shangaï. Lorsque Claude Lévi-Strauss dit s’apprêter à quitter un monde qu’il n’aime plus en donnant l’exemple de l’explosion démographique, il le présente un cas de cette intoxication généralisée :

L'espèce humaine vit sous une sorte de régime d'empoisonnement interne.


Dans tous ces cas de congestion, l’humanité semble confrontée à un phénomène de désassimilation comparable à ce que Freud décrit chez les protistes, en référence aux travaux de Woodruff :

Les infusoires sont conduits à une mort naturelle par leur propre processus vital. … L’infusoire, laissé à lui-même, meurt d’une mort naturelle du fait d’une élimination imparfaite des produits de son propre métabolisme. Il se peut qu’au fond tous les animaux supérieurs meurent aussi d’une même incapacité à éliminer. [Freud, Essais de psychanalyse, Payot, 1981, p. 106]


De plus, et j’y reviendrai au dernier chapitre, la sclérose que peut devenir le surmoi, et comme morale, peut aussi engendrer une telle auto-intoxication . Cependant, l’intoxication produite par la saturation affective (indubitable élément de causalité du crime de Patricia et Emmanuel Cartier) constitue un cas de congestion intrinsèquement plus grave et plus préoccupant que tous les autres : affectant les capacités de réflexion et de décision des individus psychiques et collectifs, mais aussi leurs capacités à aimer leurs proches aussi bien que leurs semblables, leurs capacités à les aimer effectivement, pratiquement et socialement, conduisant nécessairement, du même coup et à terme, à des phénomènes très graves de haine politique et de conflits violents entre groupes sociaux, ethnies, nations et religions, elle rend proprement inconcevable quelque issue que ce soit aux autres cas de congestion qui intoxiquent toutes les dimensions de la vie sur la planète toute entière.

 

La saturation affective est ce qui résulte de l’hypersollicitation de l'attentioni, et en particulier de celle des enfants, qui vise, par l’intermédiaire des objets temporels industriels, à détourner leur libidoi de ses objets d’amour spontanés vers les objets de la consommation exclusivement, provoquant une indifférence à leur parents et à tout ce qui les entoure, et une apathie généralisée, et surchargée de menace – dont les monstrueux héros d’Elephant, le film de Gus Van Sant, sont comme les symboles, ou les diaboles.

 

Au Japon, où je me trouve en ce moment même en train d’écrire ce chapitre, la réalité congestionnée de la désindividuation psychique et collective entraîne passages à l’acte, mimétismes télévisuels et criminels, et absence de vergogne, c’est à dire d’affection (et, à deux jeunes criminels japonais, auxquels on demandait de dire leur repentir pour leurs victimes, respectivement une femme de 64 ans, et de tout jeunes enfants d’une école maternelle, ceux-ci répondirent n’éprouver aucun regret ), tandis que sont apparus les hikikomori et les otaku, qui constituent deux cas typiques de jeunes individus désaffectés, des cas qui ont pris des proportions particulièrement préoccupantes : on considère que les hikikomori sont plus d’un million, dont des centaines de milliers de jeunes enfants totalement déscolarisés, très profondément coupés du monde, vivant dans une sorte d’autisme social, recroquevillés dans leur milieui familial et télévisuel, et absolument hermétiques à un milieu social qui est lui-même en bonne partie ruiné :


Vie de famille bouleversée, M. Okuyama, 56 ans, raconte : "Nous avons été obligés de déménager en mai dernier car il devenait trop dangereux de rester avec lui en raison de la violence de mon fils". Malgré la volonté des parents, la communication est quasi-absente. "J'essaie de le rencontrer une fois par semaine et d'avoir une discussion normale avec lui, mais c'est très difficile. Il ne parle que par insultes et mots inintelligibles", explique son père. "J'ai peur aussi: il est deux fois plus fort que moi". [http://antithesis.club.fr]

La plupart du temps totalement coupés du système scolaire, il arrive qu’ils passent à l’acte, alimentant ainsi l’importante et inquiétante rubrique des faits divers dans les journaux japonais :

En 2000, un garçon de 17 ans qui vivait reclus chez lui depuis 6 mois après avoir été victime des harcèlements et de brimades à l'école (ijime) a détourné un bus avec un couteau de cuisine et a tué une passagère.


On appelle également otaku les jeunes gens qui ne vivent plus que dans un monde clos, virtuel, jeu, bande dessinée (le mot otaku désignant initialement un héros manga), à l’intérieur duquel seulement ils peuvent rencontrer leurs semblables : d’autres otaku, également désaffectés, c’est à dire désindividués aussi bien psychiquement que socialement, parfaitement indifférents au monde autrement dit :


Dans son dernier roman, " Kyosei Chu " - titre que l'on pourrait traduire par " le Quotidien d'un ver " -, Ryu Murakami analyse de quelle manière les adolescents, refusant d'affronter la réalité, se construisent un univers purement fictif inspiré des bandes dessinées ou des dessins animés. Un univers dans lequel ils pénètrent grâce aux gadgets de plus en plus sophistiqués dont les abreuve l'industrie japonaise. Incapables de communiquer avec les autres, ils passent l'essentiel de leur temps devant une console de jeux ou un ordinateur et sortent peu de chez eux. [Bruno Birolli, Le Nouvel Observateur, Hors Série n°41, 15 juin 2000]


Certains otaku pratiquent des cultes d’objets, en particulier d’objets de consommation :

Ils organisent leur existence autour d'une passion qu'ils poussent à l'extrême. Cela peut être un objet ; ainsi cet otaku qui stocke dans sa chambre de vieux ordinateurs achetés par l'Internet, ou cette gamine qui possède plusieurs centaines de sacs Chanel. Certains de ces cultes bizarres posent problème, comme celui qui s'est subitement développé autour de Juyo, le porte-parole de la secte Aum, coupable de l'attentat au gaz sarin qui a fait douze morts dans le métro de Tokyo en mai 1994.


Nous, les urbains (et nous tous, ou presque tous, nous sommes devenus des urbains), nous souffrons de cette congestion psychique et collective, et de la saturation affective qui nous y désaffecte, lentement, mais inéluctablement, de nous-mêmes et des autres, et qui nous désindividue ainsi, psychiquement aussi bien que collectivement, nous éloignant de nos enfants, de nos amis, de nos chers et de nos proches, des nôtres, qui ne cessent de s’éloigner, et de tout ce qui nous est cher, qui nous est donné par la charis, par la grâce (grâce à) du charisme, du grec kharis, et d’un charisme du monde en quelque sorte, dont procède toute caritas, qui nous est ainsi donné y compris et sans doute d’abord (primordialement, d’emblée) comme idées, idéaux et sublimités : nous, nous autres, nous qui nous sentons nous éloigner des nôtres, nous nous sentons irrésistiblement condamnés à vivre et penser comme des porcs.

 

Ceux d’entre nous qui ont la chance de vivre encore dans les centre-ville des métropoles, et non dans leurs bans périurbains, tentent de survivre spirituellement en fréquentant assidûment musée, galeries, théâtres, salles de concert, cinémas d’art, etc. Mais ceux-là souffrent alors d’un autre mal : celui de la consommation culturelle, où il faut absorber toujours plus de marchandises culturelles, comme si une autre forme d’addiction s’installait là aussi, sans que ne puisse plus jamais s’installer le temps lent d’une véritable expérience artistique, le temps de l’amateuri, qui a été remplacé par le consommateur souffrant d’obésité culturelle hébétée.

 

Lorsque nous avons la chance, quand nous l’avons, de pouvoir partir à la campagne – pour autant que nous ne nous retrouvions pas, le samedi après-midi, venant de Gouvieux ou de Chantilly, dans l’hypermarché Cora de Saint Maximin, la plus grande ZAC d’Europe toute proche de la belle abbaye de Royaumont – et que nous y " respirons ", dans la campagne, donc, nous suspendons ces sollicitations affectives innombrables, permanentes et systématiques, qui caractérisent la vie contemporaine où tout devient services, désormais presque totalement soumise au marketing, y compris " culturel ". Nous retournons alors aux sollicitations affectives primaires de la verdure, des fleurs, des animaux, des éléments, de la solitude, de la marche, du silence et du temps lent – lenteur et silence aujourd’hui perdus : le caractère absolument incessant de l'adresse aux sens, et qui a précisément pour but de ne jamais cesser, induit une saturation telle qu’est venu le temps de la désaffection – et de la désaffectation.

 

Cette perte de conscience et d’affect, induite par les saturations cognitive et affective, qui constitue la réalité effrayante de la misère spirituelle, au moment où la planète doit affronter et résoudre tant de difficultés, est ce qui caractérise l’esprit perdu du capitalisme. Il y a aujourd’hui des êtres désaffectés comme il y a usines désaffectées : il y a des friches humaines comme il y a des friches industrielles. Telle est la redoutable question de l'écologie industrielle de l'esprit. Et tel est l’énorme défi qui nous échoit.

 

27. Turbulences

 

Au-delà de la désaffection, qui est la perte d’individuation psychique, la désaffectation est la perte d’individuation sociale, et c’est ce qui, à l’époque hyperindustrielle, menace les enfants turbulents tendant à devenir des individus désaffectés. Or, les enfants turbulents, depuis la réalisation par l’Inserm d’une étude largement inspirée de la classification américaine des pathologies et des méthodes cognitivistes associant psychiatrie, psychologie, épidémiologie, sciences cognitives, génétique, neurobiologie et éthologie, font l’objet d’une qualification nosologique appelée " trouble des conduites " . [Rapport de l'INSERM : "Troubles des conduites chez l'enfant et l'adolescent"]


À ce " trouble des conduites " sont associés systématiquement des troubles de l’attention. Or, l’attention est aussi, comme le soulignait Rikfin, la marchandise la plus recherchée – par exemple par TF1 et son PDG Patrick Le Lay, lequel explique d’ailleurs que l’attention en quoi consiste le " temps de cerveau disponible ", qui constitue l’audiencei quantifiable des télévisions, est parfaitement contrôlable et contrôlée, puisque, grâce aux techniques de l’audimat, c’est  le seul produit au monde où l’on " connaît " ses clients à la seconde, après un délai de 24 heures. Chaque matin, on voit en vraie grandeur le résultat de l’exploitation de la veille. [Les dirigeants face au changement, p. 93]


La désaffection produite par la saturation affective, qui est donc aussi une désaffectation, c’est à dire la perte de place et de reconnaissance sociales résultant de la perte d’individuation qui frappe l’individu désaffecté, et qui se traduit aussi en cela par le processus de désindividuation collective, tient précisément à ce que la captation de l’attention détruit l’attention – c’est à dire également cette qualité d’être attentionné, qui est sociale, et non seulement psychologique, et qui s’appelle, très précisément, la vergogne, sens qu’a particulièrement bien conservé le mot espagnol vergüenza .

 

Il en va ainsi parce que l’attention est ce qui agence et ce qui est agencé par les rétentions et les protentions, tandis que celles-ci sont désormais massivement et incessamment contrôlées par les processus rétentionnels et protentionnels télévisuels, tels que, dès le stade de l’identification primairei chez l’enfant, puis comme identifications secondaires chez l’adulte, ils visent à substituer, aux rétentions secondaires collectives élaborées par le processus de transindividuation en quoi consiste la vie d’un processus d’individuation psychique et collective, des rétentions secondaires collectives entièrement préfabriquées selon les résultats des études de marché et des techniques de marketing prescriptrices des campagnes de publicité aussi bien que des cahiers des charges des designers, des stylistes, des développeurs et des ergonomes réalisant ensemble la socialisation accélérée de l’innovation technologique.

 

C’est pourquoi l’étude qui a inventé cette pathologie du " trouble des conduites " très inspirée par les catégorisations nord-américaines est largement sujette à caution dans la mesure où elle néglige gravement cet état de fait : que l’attention est devenue une marchandise. Or, le " trouble des conduites ", qui qualifie un comportement au cours duquel sont transgressées les règles sociales, est considéré comme un trouble mental qu’accompagnent différents symptômes, et en particulier, donc, le déficit de l’attention et le " trouble oppositionnel avec provocation " :


L’une des pathologies psychiatriques les plus fréquemment associées au trouble des conduites est le trouble déficit de l’attention/hyperactivité, ainsi que le trouble oppositionnel avec provocation.

Les enfants ou adolescents qui y sont sujets souffrent également souvent de dépression et d’anxièté, et ils passent facilement à l’acte suicidaire.


L’enquête prétend avoir dégagé une probabilité empiriquement constatable d’expression du trouble en association avec les cas suivants :

Antécédents familiaux de trouble des conduites, criminalité au sein de la famille, mère très jeune, consommation de substances, etc. …


Dès lors, le groupe d’experts recommande un repérage des familles présentant ces facteurs de risque au cours de la surveillance médicale de la grossesse.


Il suggère également de développer une étude épidémiologique auprès d’un échantillon représentatif des enfants et des adolescents en France… [et de] réaliser également des études ciblées sur des populations à haut risque (milieu carcéral, éducation spécialisée, zones urbaines sensibles).


La véritable question est du côté des effets destructeurs de l’individuation psychique aussi bien que collective provoqués par la saturation affective et les diverses formes de congestions qui intoxiquent la société contemporaine, et en particulier, la télévision, qui ravage les facultés attentionnelles aussi bien des enfants et des adolescents et de leurs parents, ainsi que des adultes en général, et en particulier des hommes politiques – et sans doute aussi des chercheurs de l’Inserm qui regardent la télévision.

L’étude, qui part d’hypothèses cognitivistes conférant aux facteurs génétiques et donc héréditaires un rôle essentiel, n’ignore certes pas qu’il faut évaluer la part de la susceptibilité génétique et la part de la susceptibilité environnementale spécifiques au trouble des conduite.


Et, tout en préconisant de rechercher des " gènes de vulnérabilité ", elle recommande aussi d’ étudier l’influence de l’attitude parentale.


Si l’on n’en est pas à suggérer de stériliser les parents présentant des facteurs de risque, on ne peut cependant pas s’empêcher de penser que plusieurs Etats d’Amérique du Nord, le pays dont la classification des pathologies mentales inspire ici manifestement ce travail de l’Inserm, pratiquèrent avant la guerre ce genre de stérilisation, et que l’horreur nazie révélée fit cesser cependant.

Mais surtout, pourquoi ne pas proposer d’étudier l’influence de la télévision et des innombrables techniques d’incitation à la consommation qui causent précisément le syndrome de saturation affective ? La télévision est bien mentionnée :


Les études récentes confirment que l’exposition à la violence télévisuelle à l’âge de 8 ans est hautement prédictive de comportements agressifs à long terme. Cette relation est maintenue indépendamment du quotient intellectuel et du statut socioéconomique des sujets , mais uniquement comme véhicule de scènes de violence.


Mais l’influence de la télévision n’est justement pas appréhendée pour ce qu’elle est : comme effet d’un objet temporeli industriel qui permet de capter l’attention que l’ennemi du beau appelle " le temps de cerveau disponible ". Quel crédit apporter, dès lors, à une étude psychopathologique qui prétend décrire des phénomènes de perte d’attention, et qui ne prête elle-même aucune attention aux techniques de captation de l’attention ?

 

La question de l’environnement psychosocial est celle du processus d’individuation psychique et collective tel qu’il est surdéterminé par le processus d’individuation technique, surtout à l’époque où la technique est devenue pour une très grande part un système industriel de technologies cognitives et de technologies culturelles, c’est à dire de ce que j’appelle, avec mes amis de l’association Ars Industrialis , les technologies de l’esprit. Dès lors, les dysfonctionnements des processus d’individuation psychiques, collectifs et sociaux doivent plus être traités comme des questions de sociopathologie que de psychopathologie.

 

28. De la psychopathologie à la sociopathologie

 

Qu’il y ait des terrains psychopathologiques plus fragiles, et donc plus sensibles et plus favorables aux sociopathologies, c’est une évidence. Mais s’il semble qu’apparaissent de nouvelles formes de pathologies, comme on le voit par exemple au Japon, ce concept de nouvelles psychopathologies est récusé par de nombreux psychiatres dans la mesure où il s’agit en vérité essentiellement de sociopathologies – c’est à dire de questions d’économie politique.

 

De plus, la fragilité psychopathologique, comme défaut affectant une psyché, est très souvent, sinon toujours, ce qui est à l’origine, et par des processus de compensation à la fois bien connus et intrinsèquement mystérieux, des individuations les plus singulières, et en cela les plus précieuses pour la vie de l’esprit, aussi bien au plan psychique qu’au plan collectif. J’ai déjà montré comment divers cas de handicaps furent à l’origine de génies artistiques, ainsi des doigts paralysés à partir desquels Django Reinhardt inventa la guitare jazz moderne, ou de Joë Bousquet qui devint écrivain en voulant être sa blessure, ou encore des asocialités que l’on qualifia toujours de perversion de Baudelaire, de Rimbaud et de tant de poètes, sans parler des folies de Hölderlin, de Nerval, d’Artaud, de Van Gogh, etc. Et ajoutons ici la surdité de Thomas Edison.

 

Le discours de l’Inserm, ignorant totalement ces questions, repose sur une pensée exclusivement normative et hygiéniste de l’appareil neurologique aussi bien que de la vie en général, et de l’être humain en général, qui ne semble tenir aucun compte, en outre, des analyses de Canguilhem sur le normal et le pathologique, et qui ne voit pas que c’est l’articulation entre système nerveux, système technique et système social qui constitue le fait humain total, c’est à dire réel – ce que permet de comprendre, depuis Leroi-Gourhan, l’analyse de l’hominisation comme technogenèse et sociogenèse. Il est vrai que la psychanalyse a elle-même gravement négligé ces dimensions hors desquelles il n’y aurait pas de psychogenèse, comme j’ai commencé de l’analyser avec le concept d’organologie générale, et je reviendrai sur ce point au chapitre suivant.

 

L’enquête de l’Inserm entrouvre cependant elle-même, quoique bien timidement, des perspectives vers ces sujets, lorsqu’elle souligne que la première question, en terme de genèse de la pathologie, est le langage, ce qui devrait toutefois inclure aussi, et plus généralement, tous les circuits d’échanges symboliques :

Un mauvais développement du langage entrave la mise en œuvre d’une bonne sociabilité, gêne la qualité de la communication et favorise l’expression de réactions défensives de l’enfant.


Le " groupe d’experts " recommande pourtant, en fin de compte, de développer de nouveaux essais cliniques avec des associations de médicaments et de nouvelles molécules.


Mais en vue de quoi ? Vraisemblablement sans pouvoir préconiser l’usage de la Ritaline, puisque cette molécule, qui servit précisément à " soigner " les enfants américains sujets à des " troubles des conduites ", a fait l’objet d’un procès retentissant, il s’agit manifestement, pour l’Inserm, d’une part de mettre en place des mesures de dépistage visant à catégoriser et lister a priori des enfants potentiellement " sujets " à ce trouble, et de proposer la solution d’une camisole chimique, c’est à dire d’une technologie de contrôle pharmaceutique, ouvrant par la même occasion un nouveau marché, et qui permette de ne pas poser le problème de sociopathologie – qui est le seul vrai problème.

 

29. La culpabilisation des parents et des enfants est un écran de fumée qui dissimule les question d’économie politique industrielle et conduit à la camisole chimique.

 

Ce processus de culpabilisation des parents et des enfants permet de les accuser en lieu et place de la société sans vergogne qui les rend fous et les détruit, que l’on n’aime plus et où l’on ne s’aime plus, où règnent mécréance, discrédit, cynisme et bêtise. Les turbulences comportementales, induites par la désindividuation généralisée, ne sont pas provoquées par des causes génétiques, même si elles ont évidemment aussi des bases génétiques – ni plus ni moins qu’une quelconque molécule bénéfique pour un organisme mais qui, lorsque est franchi un certain seuil, devient tout à coup toxique. Car les bases génétiques de l’irritabilité sont aussi celles de la sociabilité, et plus précisément, de ce que Kant appela l’insociable sociabilité :


J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est à dire leur inclination à entrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire, menaçant constamment de désagréger cette société. L’homme à un penchant à s’associer, car dans un tel état il se sent plus qu’homme [c’est moi qui souligne ces derniers mots] par le développement de ses dispositions naturelles. Mais il manifeste aussi une grande propension à se détacher (s’isoler [en japonais : hikikomori]), car il trouve en même temps en lui le caractère d’insociabilité qui le pousse à vouloir tout diriger dans son sens. … Remercions donc la nature pour cette humeur peu conciliante, pour la vanité rivalisant dans l’envie, pour l’appétit insatiable de possession ou même de domination. Sans cela toutes les dispositions naturelles excellentes de l’humanité seraient étouffées dans un éternel sommeil. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde.


Cette insociable sociabilité est donc la bonne éris :


Ainsi dans une forêt, les arbres, du fait même que chacun essaie de ravir à l’autre l’air et le soleil, s’efforcent à l’envi de pousser beaux et droits. Toute culture, tout art formant une parure à l’humanité, ainsi que l’ordre social le plus beau, sont les fruits de l’insociabilité, et d’épanouir de ce fait complètement, en s’imposant un tel artifice, les germes de la nature.


L’insociable sociabilité est la façon que Kant a d’articuler le psychique et le collectif, et comme un processus d’individuation qui met la singularité, et l’éris qu’elle suppose comme émulation, c’est à dire comme élévation et transmission, au cœur de sa dynamique. Or, c’est ce que les normalisations et classifications de la nosologie mentale d’inspiration américaine voudraient pouvoir contrôler pour le réduire à un modèle comportemental entièrement normalisable, c’est à dire calculable.

 

L’homme – qui est le nom courant du processus d’individuation psychique et collective – est un être en devenir, c’est à dire par défaut, et ce sont ses défauts qu’il faut, et comme son avenir, c’est à dire : comme ce qui constitue ses chances. Même dans la vie, on le sait, ce sont les défauts de réplication de l’ADN qui permettent l’évolution et la néguentropie caractéristiques du vivant. La normalisation chimiothérapique voudrait éliminer ce défaut qu’il faut : elle voudrait un processus sans défaut. Mais un tel processus serait sans désir – car l’objet du désir est ce qui lui fait défaut. Or, un processus sans désir est un processus irrationnel, qui conduit à la société démotivée des camisoles chimiques et des bracelets électroniques, ou à la politique de la terreur, ou, plus vraisemblablement, aux deux à la fois. Car les êtres sans désir voient leurs pulsions se délier, et la société ne sait plus les contenir que par la répression – outre la régression qui déchaîne ces pulsions.

 

Non seulement on peut faire, avec l’irritabilité génétique, qui est la base moléculaire de l’insociable sociabilité, des choses parfaitement sociables, mais on ne peut faire de choses véritablement sociables, c’est à dire individuantes, inventives et civilisés, que sur de telles bases. Quant à la turbulence pathologique dont souffre en effet la société qui ne s’aime pas et où règne la bêtise, elle est engendrée par un système dont cette thérapeutique des conduites est un élément : ce système est celui du populisme industriel qui a fait de l’attention une marchandise ayant perdu toute valeur, et qui engendre du même coup des comportements en effet socialement non-attentionnés, de la part d’individus désaffectés, de friches humaines dans une situation générale de misère symbolique, spirituelle, psychologique, intellectuelle, économique et politique.

 

Les enfants turbulents ont heureusement pour eux des défauts. Mais la libido de ces enfants énergétiquement constituée par ces défauts mêmes, parce qu’elle est détournée des objets d’amour que sont les parents, et plus généralement, des objets sociaux, c’est à dire des objets d’idéalisation et de sublimation de cet amour, en tant qu’objets de constitution de l’individuation collective, par exemple les objets de savoir, ou les objets du droit, en tant que concrétisations sociales et par défaut de la justice qui n’existe pas, la libido de ces enfants, ainsi détournée, devient alors dangereuse, pulsionnelle, agressive et terriblement souffrante de ne plus n'arriver à aimer ses parents et leur monde, tandis que les parents n'arrivent plus à aimer leurs enfants : ils n’en ont plus les moyens.

 

Ces enfants demandent alors plus de consoles de jeu, plus de télé, plus de coca, plus de vêtements ou d’accessoires scolaires de marque, et les parents, soumis à cette pression à laquelle l’appareil social est désormais soumis lui-même en totalité, sont privés de leurs rôles de parent. C’est dans de telles circonstances que Patricia et Emmanuel Cartier ont pu passer à l’acte, mais en emportant leurs enfants avec eux – et tout comme ceux qui, tels les kamikazes de Londres, se prennent pour des martyrs : en affirmant qu’il y a une vie après la mort, et qu’elle vaut mieux que cette vie de désespoir.

 

J’affirme que de telles circonstances atténuent très fortement la culpabilité des parents Cartier. Et j’ajoute qu’en analysant les conditions dans lesquelles les dispositifs de captation de l’attention et plus généralement d’incitation à la consommation causent des troubles de la conduite, y compris ceux qui ont amené des parents à devenir infanticides, la question n'est pas de trouver des coupables, mais de tenter de penser ce qu’il en est de la justice et l’injustice à l’époque hyperindustrielle, et d’en déduire des propositions politiques nouvelles et porteuses d’un avenir, c’est à dire trouant l’horizon du désespoir.

 

Enfants, adolescents et parents sont gravement déséquilibrés dans leurs relations, c’est à dire dans leur être : le passage du psychique au collectif commence dans cette relation, qui n’est donc pas seconde, mais primordiale, et tramée par le processus d’identification primaire où l’enfant comme ses parents n’est ce qu’il est qu’en relation transductive avec les siens. Or, cette relation est à présent gravement perturbée par l’objet temporel industriel qui capte et détourne l’attention, modifiant en profondeur le jeu des rétentions et des protentions, et surtout, produisant des rétentions secondaires collectives qui court-circuitent le travail de transmission entre les générations, qui est aussi la seule possibilité de dialogue, y compris et même surtout sur le mode de l’opposition et de la provocation. Ces questions constituent le fond problématique de ce que j’ai appelé, dans le chapitre précédent, le complexe d’Antigone, et cela signifie aussi qu’elles renvoient à la question de la justice, du droit et du désir hypersurmoïque de la jeunesse qui peut tourner, si il est maltraité, à des processus de sublimation négative – c’est à dire aussi, dans certains cas, à des fantasmes particulièrement dangereux de martyrologie.

 

Contrôle de l’attention et canalisation des processus d’identification primaire et secondaire montrent qu’il y a un lien évident entre les procès que l'on fait à des enfants que l'on accuse d'être turbulents – car c'est bien un procès qu'on leur fait, et l’on sait qu’aux Etats Unis, ces enfants sont traités comme des malades – , enfants que l’on sacrifie ainsi sur l’autel de la consommation, ce qui est un scandale, une honte et une infamie, et le procès des époux Cartier. Car cette manière de les traiter, qui répond aux intérêts communs de l'industrie pharmaceutique, de la télévision et des hypermarchés, dont un chef de service de sécurité assure cependant savoir être " assis sur le couvercle de la marmite ", est une manière de faire peser sur les petites épaules de ces enfants la décadence d'une société intoxiquée par ses excrétions et produits de désassimilation : une société malade d’une auto-intoxication, qui est une destruction mentale, et la ruine de la " valeur esprit ".

 

L’enquête de l’Inserm qui prétend établir scientifiquement que ces enfants sont pathologiquement turbulents et déficitaires sur le plan attentionnel apparaît alors pour ce qu’elle est : un artifice de plus, qui permet de masquer que ces enfants sont rendus turbulents par une société qui est devenue profondément pathologique, et, en cela, inévitablement pathogène en effet. Les résultats de l’enquête, à cet égard, ne sont sans doute pas faux. Mais les prémisses qui servent à interpréter ces résultats le sont tout à fait. Et la conclusion qui en est tirée, et qui préconise en particulier une chimiothérapie du malaise social, en même temps qu’un dépistage qui est clairement un fichage, est catastrophique. Elle est d’autant plus catastrophique qu’elle ne pourra que conduire à répéter ce qui s’était déjà produit aux Etats-Unis avec la Ritaline.

 

30. Manques d’attentions – ou la toxicomanie comme modèle social

 

Au cours d’un procès intenté à l’industrie du médicament qui mit sur le marché la Ritaline, il fut déjà question de déficit de l’attention et du trouble pathologique qu’il était censé constituer chez les enfants et les adolescents :


" On ne peut pas continuer à bourrer nos enfants de psychotropes tout en leur demandant de dire non à la drogue " [déclare] Andrew Waters qui accuse l’American Psychiatric Association " d’avoir comploté pour pousser la jeunesse américaine à la consommation des pilules calmantes ".


Ce qu’il s’agit de calmer est l’ADD, c’est à dire d’attention deficit disorder, et les pilules calmantes sont du méthylphénidate, c’est à dire de la Ritaline, une " molécule proche des emphétamines ". Sa prescription a une définition si large que n’importe quel gamin distrait ou un peu turbulent peut y entrer. Résultat : le nombre d’ordonnances pour la Ritaline a connu une progression de 600 % entre1989 et 1996.

Coïncidence : la Ritaline est mise sur le marché au moment où les époux Cartier se marient. La définition de sa prescription est si large qu’elle peut évidemment s’appliquer à tous ces enfants qui, en Europe, en Amérique, au Japon et bientôt en Chine, deviennent de plus en plus turbulents, déficitaires sur le plan attentionnel psychologique tout aussi bien que non-attentionnés sur le plan social, abrutis qu’ils sont par la télévision, les jeux vidéos et autres désordres sortis des hypermarchés et de la société hyperindustrielle – c’est à dire du populisme industriel qui empoisonne le monde.


Comment dès lors ne pas s’inquiéter de voir le " groupe d’experts " recommander un suivi des enfants " dépistés ", confié aux infirmiers et infirmières des PME et PMI, ainsi qu’aux instituteurs et institutrices des écoles, aux éducateurs spécialisés, etc. ? Car face à ces " pathologies " qui affectent tout autant les infirmiers et les infirmières, ainsi par exemple de Patricia Cartier, qui était infirmière, que les instituteurs et les institutrices et que les parents des enfants " dépistés " comme souffrant de troubles de la conduite, pathologies parentales qui s’appellent par exemple le crédit à la consommation, la consommation addictive, l’abandon des enfants devant la télévision, etc., comment avoir confiance dans des structures institutionnelle de " suivi des enfants dépistés " pour faire face aux difficultés de ces enfants – sinon pour leur faire consommer de la Ritaline, ou un équivalent plus récent et autorisé ?


Car la Ritaline a été retirée du marché après un procès, donc – mais aussi après avoir fait de très graves dégâts. Que l’on me comprenne bien : on a eu confiance dans la Ritaline – et on a eu tort. Et réfléchissons bien, donc, ici, à ce que dans certains Etats, comme la Virginie, la Caroline du Nord ou le Michigan, de 10 à 15 % d’enfants d’âge scolaire avalent quotidiennement leurs " pilules d’obéissance ", souvent après avoir été signalés par les enseignants, qui invitaient les parents à consulter. Le contrôle chimique des teen-agers a ainsi pris des proportions effrayantes. Un couple d’Albany (Etat de New York) avait décidé d’interrompre provisoirement le traitement de son fils de 7 ans, qui le supportait mal. Les parents ont été dénoncés aux services sociaux pour " négligence " et traînés devant un juge. Lequel a ordonné la reprise des comprimés.


Peut-on faire confiance aux préconisations médicamenteuses et institutionnelles de l’Inserm, ou bien ne faut-il pas combattre le vrai problème, à savoir le désordre écologique de l’esprit à l’époque des technologies culturelles et cognitives monopolisées par le populisme industriel, auquel il faudrait opposer une économie politique et industrielle de l’esprit, novatrice, porteuse d’avenir, inaugurant un nouvel âge de l’individuation psychique et collective, et concrétisant, qui plus est, cette société du savoir ou ce capitalisme de la connaissance que tant de dirigeants, ou de conseillers de dirigeants, ainsi de Denis Kessler, appellent aujourd’hui de leurs vœux – et tout en en appelant à un " réenchantement du monde " ?


Ce que préconise l’Inserm conduit à une articulation fonctionnelle entre psychiatrie et justice pour gérer les ravages catastrophiques que la société de contrôle provoque chez les parents et leurs enfants. Or, de quoi s’agit-il ici ? De la relation entre dikè et aidôs. Au défaut de vergogne de l’appareil symbolique, devenu diabolique, c’est à dire facteur de déliaison sociale, de diaballein, et entretenant systématiquement la régression en quoi consiste le déchaînement pulsionnel, l’enquête préconise d’ajouter un dispositif répressif qui conduit à une pure et simple renonciation à la possibilité d’un surmoi : le corps médical intériorise ici la possibilité et la légalité du fait que la société ne soit plus sociable en rien, et que l’insociabilité ne puisse produire aucune sociabilité, sinon par lobotomisation chimique des singularités en souffrance.


Or, ce contrôle chimique, qui est une généralisation de l’utilisation des systèmes addictifs, préconisés aux plus jeunes enfants en souffrance d’avoir perdu leurs parents, c’est à dire les possibilités d’identification primaire où se forme leur imago, installe de toute évi

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6 janvier 2012 5 06 /01 /janvier /2012 12:31

"Seule la connaissance est porteuse de liberté".

  

la masse servile- Une belle société a pour fondement une somme d'individus conscients et donnants. A contrario, une masse normalisée, inculte et consumériste est l'attribut d'un vil système - F.T.

 

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  • La première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'il naissent serviles et qu'ils sont élevés comme tels. Puis vient l'habitude, et le pouvoir se renforce et peut devenir tyrannique. Par peur ou par faiblesse, tous les hommes obéissent plutôt que de s'opposer à l'autorité. De cela découle que, sous la tyrannie, les gens deviennent lâches et mous. Ils revendiquent plus de liberté mais manquent de volonté pour l'exercer. Il est certain qu'en perdant ses libertés, on perd vite la vaillance, l'intrépidité. Les gens soumis n'ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont tout engourdis, comme s'acquittant avec peine d'une obligation. Alors que l'ardeur de la liberté fait mépriser le péril et donne envie de gagner auprès de ses compagnons, quitte à mourir avec l'honneur et la gloire de n'avoir pas failli à son devoir, ni même faibli [les soldats de Bonaparte avaient retrouvé l'ardeur en se sentant porteurs des idéaux de la Révolution (liberté, égalité, fraternité)]. Les tyrans le savent bien et font tout leur possible pour engourdir leurs sujets, et les outils de la tyrannie sont toutes sortes de drogues, de distractions, de récompenses (décorations, médailles), de jeux, tombolas, courses, championnats, et autres exutoires (arènes)... Mais il leur faut un bouc émissaire, et ils désignent l'étranger ou le marginal pour ennemi, et tous vont alors dépenser leur ardeur contre l'ennemi désigné par l'autorité.

 

  • Le peuple des villes, les citadins, abruti de tant de ces choses alléchantes, de ces spectacles qu'ils trouvent beaux, émouvants, ou de ces plaisirs puérils qui les amusent, s'habituent à servir ainsi niaisement leur maître, et à leur obéir servilement [et avec l'avènement de la télévision, les ruraux également]. Le tyran fait quelques largesses de temps en temps, mais ce n'est pas le dixième de ce qu'il reçoit ; il vous laisse les miettes du gâteau que vous lui offrez par votre servitude. Le peuple ignorant a toujours été ainsi ; il abandonne tous les pouvoirs au premier qui se présente assez sûr de lui pour les commander. Ces millions de gens sous le joug d'un seul n'y ont pas forcément été contraints par la force, mais parce qu'ils sont fascinés et comme ensorcelés par le seul nom d'un seul, qu'ils craignent, alors qu'ils ne devraient pas le redouter puisqu'il est seul et qu'ils sont des millions.

 

  • Telle est pourtant la faiblesse des hommes, contraints à l'obéissance depuis leur enfance, éduqués pour temporiser, qui s'habituent à leur condition d'esclaves et ne se rendent pas compte de la valeur de la liberté qu'ils n'ont jamais connue. Si, contrainte par la force des armes, la nation est soumise au pouvoir d'un seul, il ne faut pas s'étonner qu'elle serve, mais bien le déplorer, ou plutôt, supporter ce malheur avec patience et se préserver pour un avenir meilleur. Il peut aussi arriver qu'un peuple ait de la reconnaissance pour un de ces hommes rares qui lui ait donné des preuves de grande prévoyance pour les sauvegarder, d'une grande hardiesse pour les défendre, d'une grande prudence à les gouverner ; s'il s'habitue à la longue à lui obéir et à se fier à lui jusqu'à lui accorder une certaine suprématie, sait-on alors s'il fera aussi bien là où on le place que ce qu'il a procuré lorsqu'il était à sa place naturelle, d'égal à égal avec d'autres, comme l'on se trouve entre compagnons ou amis ?

 

  • Mais quel est ce vice qui atteint la grande majorité des hommes, le petit peuple ignorant, prêt à obéir, à servir, jusqu'à se faire tyranniser, n'ayant plus aucune possibilité de se démettre de celui qui est alors leur maître ? La contrainte ne durerait pas s'il n'y avait pas un accord entre les partis. Ce qui suit est le ressort secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Les tyrans s'entourent toujours de quelques gens très dévoués et fidèles (de leur famille ou des commis), car ceux-ci partagent les avantages du tyran et en tirent avantage. Ces dix commandent à cent, lesquels recrutent mille autres, et les mille empêchent le reste du peuple à vivre libre et heureux. La contrainte est acceptée par un grand nombre, lesquels la supportent de par leur nature : ce sont des êtres dépendants, instables, hésitants. C'est là tout le rouage de l'État, et ses hauts fonctionnaires vous obligent à payer le tribut à l'Armée et les diverses taxes qui augmentent sans cesse, sans aucun contrôle.

 

  • C'est par manque d'éducation, puis pas l'habitude que s'émousse la volonté ; c'est ainsi que par lâcheté ou faiblesse, vous perdez votre droit à la liberté et vous finissez par vous y accommoder. Les impôts sont de plus en plus lourds, jusqu'à vous priver des moyens de vous associer et de vous organiser pour reprendre votre liberté. Autant vous êtes démunis, autant l'Armée du tyran se renforce, réprime toute rébellion, et alors le poids de la soumission est terrible à supporter. Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ? Apprenons à lutter contre cet état insupportable, je le dis à tous ceux qui veulent faire figure d'homme.

 

-Résumé du texte de La Boëtie, 1576-

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6 janvier 2012 5 06 /01 /janvier /2012 12:30

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Un chef très confiant en ses qualités, faisant preuve d'autorité naturelle et cherchant à se faire admirer, est-il nécessairement bénéfique à une entreprise, une organisation ou un pays ?

   

Barbara Nevicka et ses collègues de l'Université d'Amsterdam ont fait une expérience où des groupes de trois personnes disposaient d'informations sur des candidats à recruter, et devaient choisir le meilleur candidat. Des informations différentes étaient données à chaque participant, de sorte que la qualité de leur décision commune dépendait de la capacité des membres du trio à partager leurs données. Au sein de chaque groupe, un leader était désigné au hasard par les psychologues.

 

Chaque participant remplissait aussi un questionnaire d'évaluation du narcissisme, comportant des questions telles que : « Je suis plus capable que la plupart des gens » ; « J'aime être le centre de l'attention » ; « Je veux compter aux yeux des autres » ; « J'aime mon corps » ; « J'ai un désir de puissance ».

 

Les résultats ont montré que plus un leader est narcissique, moins le choix collectif est judicieux. Les participants, bien que persuadés des qualités de leur leader, livrent moins d'informations à la réflexion collective. Le leader leur demande moins souvent leur avis, et des données essentielles sont oubliées.

 

Contrairement au lien parfois établi implicitement entre charisme et leadership, cette étude montre que les leaders narcissiques, malgré leur aura, ont un impact parfois désastreux sur les performances d'un groupe. De nombreux chefs d'État ont souvent une composante narcissique importante. Les conséquences pour leur pays peuvent être négatives, alors même que le narcissisme semble être un avantage pour arriver au pouvoir...

 

Par Sébastien Bohler www.pourlascience.fr


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6 janvier 2012 5 06 /01 /janvier /2012 10:52

Vivre après la mort de son enfant , Des parents endeuillés témoignent - de Josette Gril.

 

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C'est un livre sur l'une des pires expériences que la vie puisse réserver. Une épreuve qui déchire le cœur à jamais...

 

Josette Gril a recueilli le témoignage de quinze parents, six hommes et neuf femmes de tous âges, tous milieux, ayant perdu leur enfant par accident, maladie ou suicide, depuis quelques mois pour certains, de longues années pour d'autres. Comment ont-ils vécu cette tragédie ? Comment ont-ils supporté l'absence impossible à combler, l'immense chagrin dont on pense qu'on ne sortira jamais ?

 

En nouant sa propre expérience de mère endeuillée à ces témoignages, Josette Gril réfléchit à la spécificité du deuil d'enfant et souligne le rôle fondamental de la douleur - qui dévaste mais aussi garantit qu'on reste vivant - avant de présenter quelques voies empruntées par les parents : groupes de parole, psychothérapie, lecture...

 

Alors que les circonstances de la mort, l'histoire de chacun et de la famille au moment du drame, mais aussi les façons de réagir apparaissent dans toute leur diversité, des points communs se dessinent, qui tissent le lien profond que le livre cherche à établir avec les lecteurs : intégrer l'absence des êtres chers dans notre vie, les porter dans nos cœurs est une façon de ne pas se laisser anéantir, de continuer à les faire vivre.

 

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5 janvier 2012 4 05 /01 /janvier /2012 14:07

Lorsqu’à sa naissance, le nouveau né se met à crier, son cerveau n’est pas encore mature. Et pourtant, dès les premiers jours de la vie, le nouveau né est sensible à la mélodie du langage de sa mère et l’on avance même qu’à 4 jours, un bébé est capable de distinguer sa langue maternelle d’une langue étrangère.

 

Cliquez sur le logo pour écouter l'émission:

 

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Comment se développe et se construit ce bébé ?
Quelle est la place de l’environnement ?

C’est ce que nous allons voir avec notre invité le Professeur Bernard Golse. Chef du Service de Pédopsychiatrie à l’hôpital Necker, Bernard Golse est Professeur à l’Université Paris Descartes.

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3 janvier 2012 2 03 /01 /janvier /2012 14:51

Aujourd’hui, France culture a le plaisir de recevoir le psychanalyste Roland Gori et le sociologue Alain Caillé. Cliquez sur le podcast pour écouter l'émission:

   France-Culture

 

La France aime les manifestes... Il faudrait s’amuser à les compter depuis le Manifeste du surréalisme. Récemment sont parus le « Manifeste pour une santé égalitaire », le « Manifeste pour une Politique des métiers », et un « Manifeste du convivialisme » ! La France aime les Appels. Il faudrait s’amuser à les compter depuis l’Appel du 18 juin ! L’histoire ne se répétant pas, il n’est pas sûr que ce comptage serve à grand chose. Les appels se suivent et ne se ressemblent pas. Ils ont néanmoins un point commun si on les rapporte à la séquence historique qui les voit naître. Le Manisfete du surréalisme est impensable hors de la zone d’influence du mot Révolution. L’appel du 18 juin est impensable hors de l’effondrement national qui en est la cause. Que sont alors les manifestes et les appels d’aujourd’hui comparés à ces grands exemples. Ils ne tombent pas sous le coup de circonstances historiques aussi marquées. Cela est évident. Mais ils sont les symptômes d’un monde qui finit et d’un autre qui se cherche. Ce n’est pas un hasard si le président de la République dans son discours de Bordeaux du 15 novembre s’en est pris à ceux qui trahissaient - qui ? Les fraudeurs de la Sécurité sociale – l’héritage du Conseil national de la Résistance. Il s’en est pris en réalité aux auteurs du « Manifeste pour une santé égalitaire et solidaire ».

 

Preuve que ses conseillers sont bien documentés, et qu’ils ont sans doute lu les autres Manifestes.

Aujourd’hui, nous recevons deux auteurs ayant écrit ou participé à des Manifestes. Mais leur activité de pensée et d’écriture ne s’arrête pas à ce genre de tâches.

 

Ce sont comme ont dit, deux auteurs engagés dans un travail personnel et collectif. L’un est psychanalyste et l’autre sociologue : j’ai nommé Roland Gori l'un des fondateurs de l'Appel des Appels et Alain Caillé, qui dirige la revue du Mauss. 

 

 Ils font tous les deux appel à la dignité de penser!

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28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 17:20

Comme toute manifestation humaine, la volonté est soumise à des lois. Je vais donc envisager les conditions de la véritable volonté et ce qui freine ou annule l’authenticité de celle-ci.

 

Prenons l’exemple d’un mulet, bloqué sur ses pattes, ne donne t-il pas une apparence de volonté, parce qu’il dit « non » avec une fermeté inébranlable ? Et beaucoup de personnes n’agissent-elles pas de même, tout en croyant sincèrement être « très volontaires » ?

   

aristote.jpg

      

Examinons premièrement ce qui empêche l’expression de la volonté :

 

L’impulsivité exagérée, l’inhibition exagérée, le manque d’énergie et les fausses énergies (fatigue, agitation, nervosité, émotivité), l’indifférence maladive.

 

Voyons à présent ce qui permet la volonté :

 

L’équilibre entre l’impulsivité et l’inhibition, la vitalité, la véritable énergie, la maîtrise de soi, l’intérêt affectif pour un but précis.

 

Définition de l’impulsif et de l’inhibé :

 

L’impulsif est-il volontaire ? Hélas non ! L’impulsif est souvent explosif, agité…

Il fonce et est incapable de se freiner. Il se considère souvent comme un leader, toujours volontaire pour intervenir ! L’impulsif se lance toujours dans des actions exagérées, il court sans cesse. Il semble bourré de volonté et de puissance mentale mais il sait, tout au fond de lui (si toutefois il ose y regarder), qu’il est incapable de volonté réelle. Sous son faux esprit de décision se cachent l’impuissance, la peur et l’émotivité.

 

C’est un drogué esclave du mouvement, souvent agressif…il est incapable de revenir sur ses pas pour changer de direction. Ce n’est pas un volontaire mais un automate de ses pulsions inconscientes.

 

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L’inhibition est l’opposée de l’impulsion : elle consiste à bloquer un mouvement ou une pensée. Dans un contexte psychologique équilibré, elle permet de ralentir une action afin de la raisonner et de la justifier. La personne normalement inhibée va donc interrompre son entrain pour vérifier si l’action du moment correspond à la situation extérieure, dans le but de s’adapter à son environnement.

 

L’excès d’inhibition provoque un arrêt prolongé… ou la personne rumine, doute, hésite longuement et reviens sur ses décisions ! Parfois allant jusqu’à une paralysie totale, dans certains cas de timidité extrême. L’inhibé n’est donc pas volontaire, sa volonté est prisonnière comme une voiture aux freins serrés…la dépression, l’éducation, les sentiments d’infériorités ou les névroses soumettent l’individu à un blocage plus ou moins puissant.

 

La faculté d’agir consciemment demande donc à la fois une part équitable d’impulsions et d’inhibitions. Sans cet équilibre, nous tombons dans l’excès et les réflexes inconscients reprennent immédiatement le dessus sur la volonté véritable.

 

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En conclusion, une personne qui agirait uniquement d’après ses réflexes inconscients (volontariste exagéré, autoritariste, hyperactif ou timide, hyperémotif, complexé) ne serait pas un être humain mais une machine… programmée uniquement pour répondre à des besoins de sécurité.

   

La volonté authentique est une fonction supérieure, elle doit donc se baser sur une personnalité équilibrée et purifiée des troubles de l’éducation ou de la socialisation. Beaucoup de gens passent toute leur vie sans avoir accompli un seul acte de volonté ! Tout en ayant répété « je veux » à satiété. Il faut songer ici à nouveau aux névroses, aux peurs, aux angoisses, aux compensations : ces maladies font agir l’individu à travers une affectivité radicalement faussée. L’homme ne va alors vers son but qu’avec une petite partie de lui-même, et cette partie qui dit « je veux » est bien souvent la partie malade !

  

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28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 16:42

LA CRISE ET NOUS…


UNE SÉRIE D’ENTRETIENS D’ANTOINE MERCIER 
DU 19 AU 30 DÉCEMBRE 2011.


-Avec notamment: Bernard Stiegler, philosophe. Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste et Sophie Wahnich, historienne... Cliquez sur le logo pour écouter le podcast-

 

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Présentation :

 

Depuis la grande crise financière de 2008, qui a donné lieu à de multiples analyses, la situation concrète des pays occidentaux s’est nettement dégradée. A la crise financière s’est ajoutée une crise économique qui prend maintenant un caractère social et politique. Tous les aspects de la vie collective semblent atteints, tour à tour, au point que l’on évoque une menace pour la civilisation occidentale qui a dominé le monde depuis la Renaissance.

   

Lors de précédents entretiens, nous avions cherché à discerner les contours de la crise. Par cette nouvelle série, on tentera, toujours en compagnie d’intellectuels, d’ausculter les symptômes de l’événement « crise » dans l’existence concrète des individus. Car plus la crise est globale, plus elle doit laisser de traces dans l’intimité de nos personnes.
L’absence de projet collectif désoriente chaque particulier.

 
Quelles conséquences la crise produit-elle sur notre façon de vivre, de travailler, d’aimer ou de penser ? Change-t-elle quelque chose à notre manière d’être au monde et d’envisager l’avenir ?

      

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28 décembre 2011 3 28 /12 /décembre /2011 11:28

Dossier complet de Marina Papageorgiou, Psychanalyste et Psychosomaticienne.

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Quand Perséphone fut enlevée par Hadès, oncle amoureux et maître des enfers, Déméter, sa mère, entra dans une errance mélancolique et épuisante à la recherche de sa fille. La rencontre avec Iambé, vieille femme exhibant son sexe – laissant apparaître selon une variante du mythe une tête de garçon naissant –, fit rire la déesse et mit fin à sa douleur. Déméter reprit même une activité sexuelle et procréatrice, mais elle n’accepta de regagner sa place parmi les dieux qu’après avoir retrouvé sa fille, sous peine que la terre ne devînt stérile. Perséphone fut autorisée à alterner son séjour dans la demeure souterraine d’Hadès avec un séjour sur la Terre-Mère, qui retrouva ainsi la fertilité. Cette alternance qui signifie la rythmicité des saisons pourrait évoquer le double enracinement de la sexualité et de l’identité féminines, en « bascule » selon l’expression de Florence Guignard entre le maternel et le féminin.

 

 Ce mythe m’est venu à l’esprit pour illustrer ma rencontre avec des patientes souffrant d’une « nouvelle » maladie, essentiellement féminine, la fibromyalgie. Mes réflexions sont inspirées de cures analytiques ainsi que d’investigations et de suivis psychothérapiques dans un centre de traitement de douleur chronique.

 

La fibromyalgie primitive ou (Syndrome Polyalgique Idiopathique Diffus), autrefois appelée polyentésopathie ou fibrosite, est un syndrome douloureux de l’appareil locomoteur d’étiopathogénie inconnue où la fatigue est intriquée aux douleurs diffuses.

 

À la différence de la fatigue chronique associée à des maladies systémiques et distincte des syndromes myofaciaux où les douleurs, d’origine organique, restent localisées et répondent aux traitements, le diagnostic de la fibromyalgie est clinique, en absence de toute lésion organique ou altération biologique. Deux critères de diagnostic sont retenus : d’abord la persistance de douleurs diffuses depuis au moins trois mois, puis un score d’au moins onze points du corps douloureux à la palpation sur les dix-huit répertoriés (tender points) et qui correspondent à des insertions tendineuses ou à des zones de transition musculo-tendineuses. La fréquence et l’intensité des douleurs peuvent varier, augmenter à l’effort, au froid et au « stress », diminuer à la chaleur et au repos, mais la fatigue, voire l’épuisement, est toujours présente.

 

Associée à des facteurs organiques rhumatismaux, endocriniens, etc. la fibromyalgie dite secondaire est mieux acceptée aussi bien par les patients que par les médecins.

  

UNE MALADIE ÉPUISANTE À SOIGNER

 

En absence de causalité organique tangible, la symptomatologie fibromyalgique reste énigmatique et embarrassante pour le corps médical. Elle suscite des réserves et des controverses nosographiques, de nombreux médecins et psychiatres y voient des manifestations hystériques. Aux douleurs et à la fatigue s’ajoutent d’autres symptômes fonctionnels et végétatifs, souvent accumulés, affectant tous les systèmes : musculosquelettique (lombalgies, spasmes, dysfonctionnement temporomandibulaire, canal carpien), digestif (reflux gastro-œsophagien, dysphagies, bouche sèche, colopathies), cardiovasculaire (palpitations et extrasystoles), respiratoire (toux, dyspnées, allergies), génitourinaire (dysménorrhées, incontinence), endocrinien (hypoglycémie, peau sèche, hyperhydrose, perte des cheveux), nerveux (céphalées, migraines, vision double, acouphènes, troubles de l’équilibre et étourdissements, dysesthésies (brûlures, gonflements, inflammations, picotements, tendance à échapper les objets, hypersensibilité aux bruits et aux odeurs). Enfin, irritabilité, anxiété et angoisses diffuses, troubles de concentration et de mémoire s’ajoutant aux insomnies conduisent le plus souvent à une incapacité de travailler, voire à une mise en invalidité. Cette clinique donne aux médecins une impression de « tout et n’importe quoi », « psychogène », ou « psychosomatique », coûteux et difficile, voire épuisant à soigner.

 

Les thérapeutiques médicamenteuses (anxiolytiques et antidépresseurs) n’apportent pas d’amélioration. La prescription d’exercices physiques (!) est vécue de manière ambivalente, et les techniques psychologiques les plus utilisées sont d’inspiration comportementaliste, dites de « gestion de stress et de douleur ». L’évolution de la maladie est variable : les crises peuvent se stabiliser ou diminuer et plus rarement disparaître, le critère médical prévalent étant la qualité de vie plutôt que l’amélioration des symptômes. Les malades se sentent mieux quand les douleurs diminuent, en revanche la fatigue persiste, probablement parce qu’elle est moins quantifiable. Malgré la vigilance suscitée par l’abondance des somatisations chez les fibromyalgiques, en général, on n’observe pas de maladies graves.

 

La fibromyalgie est ainsi considérée comme une entité nosographique distincte des autres atteintes organiques, résultant d’un dysfonctionnement des systèmes de contrôle inhibiteur de la douleur, selon la seule hypothèse éthiopathogénique valable. De nombreuses études ont montré que chez les femmes fibromyalgiques le seuil de douleur est diminué et que la sensibilisation périphérique impliquant non seulement les muscles mais également les tendons, les ligaments et la peau est amplifiée et généralisée par un dysfonctionnement central. Toutefois, des altérations dans les mécanismes nociceptifs peuvent être observées chez d’autres malades douloureux mais non fibromyalgiques. Certains chercheurs ont relevé une difficulté épistémologique dans la nosographie, à savoir l’intrication entre douleur et fatigue, dont l’un peut provoquer l’autre tout en en étant le résultat. Le lien entre les deux serait en rapport avec les troubles du sommeil mis en évidence chez ces patients, et qui pourrait être dû à une micro-ischémie qui entrave le repos musculaire pendant la nuit.

 

CORPS DOULOUREUX, CORPS VIDÉ

 

L’investigation des patientes fibromyalgiques fait ressortir deux caractéristiques particulières. Premièrement, les douleurs surviennent à la suite d’un événement traumatique qui marque un changement dans la vie du sujet et le sollicite à un remaniement économique majeur. Le plus souvent il s’agit d’un deuil, notamment un deuil maternel, une rupture affective, ou un échec professionnel. Le début des crises se situe en général après la quarantaine, ce qui peut signifier un cap de remaniement libidinal et identificatoire, accentué par les modifications biologiques évidentes chez les femmes et plus rarement à l’adolescence.

 

D’abord localisées, les douleurs se diffusent progressivement et le corps est décrit douloureux ou anesthésié, éteint, « hors service », et incapable de répondre à des sollicitations externes perçues comme demandant trop d’énergie et le vidant de ses forces. Le sujet ne sait pas s’il a mal parce qu’il est fatigué ou si la fatigue accrue devient douleur. L’épuisement est décrit comme un état où on ne peut plus lutter, on n’y peut rien.

 

La deuxième remarque est le fait qu’il s’agit toujours de femmes hyperactives, qui privilégient les défenses de comportement et notamment le recours à la motricité. Cette hypertonicité s’exerce dans leur vie professionnelle, très investie et contraignante mettant en jeu les exigences d’un moi idéal féroce et insatisfait. En dehors du travail, les tâches ménagères qui sont décrites comme un « cauchemar », ou « une épreuve de nullité », et les occupations impliquant les soins donnés aux petits-enfants, très investies sont par la suite évitées ou empêchées, car épuisantes. Ces femmes semblent se consumer dans leur travail, se confrontant à une injonction interne selon laquelle il faut faire toujours plus et mieux pour ne pas risquer de tout perdre. Elles décrivent une constante obligation de résultats en quête d’une valorisation et d’une ré-assurance narcissique menacée en permanence. Cette hyperactivité ne semble pas obéir à une logique de compétition ou de rivalité, soutenue par une activité fantasmatique et une conflictualité interne, par exemple de nature œdipienne, mais elle correspond à la nécessité de mobiliser une surcharge énergétique pour lutter contre des tensions externes ou internes trop menaçantes pour le psychisme. Cette hypertonie, qui affecte également les voies mentales, finit par épuiser le sujet enfermé dans le piège de ses mécanismes de défense, où l’apaisement est recherché dans l’action et l’excitation à l’instar des procédés autocalmants, décrits par les psycho-somaticiens (M. Fain, C. Smadja, G. Szwec) et qui rendent mieux compte de la nature du « stress » lié au travail. Il est intéressant de s’interroger sur la facilité avec laquelle ces mêmes activités peuvent être désinvesties, lors des arrêts maladie prolongés où la mise en invalidité est ressentie comme un soulagement. « Je pourrais enfin me reposer, et dormir », disait une patiente souffrant d’insomnies et de douleurs matinales.

  

La faculté de « lâcher » pourrait connoter une faible valeur sublimatoire des activités professionnelles ainsi que la labilité de l’investissement. Investies comme des occupations pour éviter de penser, elles ne sont pas ressenties comme un espace de créativité, de plaisir et d’enrichissement personnel. Au lieu de gagner en indépendance, le sujet s’use dans une quête permanente d’amour et de reconnaissance adressée à un objet maternel cruel ou indisponible, mais qu’il doit en même temps garder à l’abri de toute projection de motions destructrices internes. Ceci explique le contrôle exercé sur les voies motrices et les voies fantasmatiques et qui ne permet pas non plus l’épanouissement des pulsions épistémophiliques et le plaisir de penser.

 

LOURDEUR ET APESANTEUR

 

Les patientes fibromyalgiques décrivent des sensations de douleur, de brûlures ou de froid, d’écorché vif, qui alternent avec des sensations de lourdeur, de raideur ou de mollesse, d’épuisement, de perte de consistance ou de force musculaire, des troubles d’orientation ou de contenance dans l’espace, ou encore la sensation de trop sentir, comme avoir mal « aux attaches des tendons » où « même sourire devient fatigant ». Les sensations semblent opérer à la place des émotions et des affects qui ne sont pas absents mais déqualifiés. Hormis des crises de larmes, ces patientes se montrent rarement joyeuses ou tristes, agressives ou en colère, n’ont pas d’expressions enthousiastes ni d’élans passionnels. Leur vie sexuelle est à peine mentionnée, ou alors pour décrire de manière lapidaire une vie conjugale « comme tout le monde », « sans rien de particulier », en soulignant le caractère obligatoire ou contraignant de la sexualité. Parfois, elles relatent des expériences blessantes au plan physique ou affectif, et le plus souvent elles décrivent une sexualité « incomplète », soit par absence de plaisir soit par manque de tendresse.

 

Le caractère diffus de ces éprouvés donne au clinicien le sentiment d’être en présence d’un corps insaisissable, sans forme, sans contour. En face d’une patiente qui égrenait tout ce qu’elle ne pouvait plus faire dans la journée une image s’est imposée à moi, celle d’une silhouette de sable qui s’effritait dès qu’on essayait de la saisir.

 

L’ENFANT THÉRAPEUTE

 

L’expérience clinique montre que le surinvestissement d’un corps douloureux fait écho à une relation avec l’objet primaire, de nature traumatique, un objet interne menaçant et excitant en permanence, qui n’est ni assurément présent, mais dont il est impossible d’assumer l’absence. Que la mère ait été réellement absente, psychiquement indisponible, chaotique, imprévisible, érotisée ou intrusive, elle incite chez l’enfant une hyperex-citabilité motrice et sensorielle qui vise à la fois à récupérer l’intérêt maternel et à atténuer une proximité menaçante de faire exploser le sentiment de continuité de soi. Ainsi, à l’instar de la plaie corporelle qui, en tant que zone de condensation narcissique dans la description freudienne, protège de la névrose traumatique, la douleur physique garde toujours une valeur de défense contre le risque d’effondrement psychique.

 

Une configuration particulière est au centre de l’histoire des femmes fibromyalgiques. Pendant leur enfance, elles ont occupé une fonction d’enfant thérapeute auprès de leur mère, ce qui a provoqué une distorsion particulière des liens mère-fille. D’une manière ou d’une autre, elles ont été amenées à s’occuper d’une mère souffrante psychiquement, mais également atteinte physiquement, malade ou handicapée. Il s’agit d’une mère qui se trouve dans une dépendance physique mais décrite comme très indépendante de caractère, courageuse, insoumise, et hyperactive à l’extérieur et à l’intérieur du foyer, malgré des capacités sensori-motrices parfois limitées, très exigeante et perfectionniste. Ce qui domine dans le personnage maternel est un excès de présence physique agie qui lui confère l’illusion de passer outre à tout besoin ou désir, et malgré l’évidence déniée des manques corporels, d’échapper au manque, et bien sûr à la castration. Dans tous les cas, ces femmes s’étaient senties durant leur enfance moralement et physiquement responsables de l’intégrité psychique et physique de leur mère.

 

Le personnage paternel est investi comme un rempart, tantôt tendre ou idéalisé, courageux, tantôt érotisé, même violent, brutal, très pulsionnel, mais toujours peu capable d’endiguer les agissements de la mère.

 

Les rapports avec les maris sont un compromis entre les deux personnages parentaux. Les relations avec les enfants-filles sont plutôt conflictuelles, réactivant les exigences et les dangers émanant de la mère, tandis que les enfants-garçons sont décrits comme plus faciles à élever et à éduquer, voire à « tenir », mais aussi plus vulnérables et souvent en mauvaise santé.

 

Ces patientes se décrivent comme des enfants très sages, écolières sérieuses et appliquées, sans frivolité, matures et responsables, de vrais soutiens de famille, « comme des hommes ». Dans cette hypermaturité intellectuelle, et corporelle, il s’agit de contenir l’expansion motrice pour ne pas lâcher la surveillance du corps de la mère, tout en se conformant à son désir à elle de « tenir » l’enfant.

  

Pendant son analyse, une patiente éprouvait le besoin de me regarder bien avant de se lever du divan et se détacher de moi, alors que sa mère l’empêchait de se détendre avec insouciance et nonchalance à ses côtés en la sommant de ne pas bouger, pas remuer, pas respirer ! Au bout de quelques années, on a pu comprendre que la crispation douloureuse correspondait pour elle à un désir de se raidir de manière virile pour se défendre contre la déréliction physique et psychique de sa mère, "atteinte d’une polyarthrite rhumatoïde". Le corps endolori correspondait à une identification masculine paternelle pour se défendre d’une promiscuité homosexuelle latente et maternelle. Toute circonstance l’éloignant fantasmatiquement du père provoquait des angoisses sous forme de sensations de perte de consistance et de jambes en coton. En revanche, le sentiment de fatigue et d’épuisement, l’empêchant de travailler mais aussi de penser et d’associer librement, correspondait à une identification hystérique à la mère molle et éreintée, chaque fois que celle-là refusait de partager un jeu ou une joie avec sa petite fille.

 

La rigueur d’une enfant thérapeute contraste souvent avec une ambiance familiale marquée d’excitation et de sensualité parentale, châtiments corporels, et parfois abus sexuels. J’ai toujours trouvé que la place de l’enfant thérapeute dans le roman familial est connotée d’un trouble de filiation, d’un changement de nom, d’une adoption, ou d’un changement de statut, d’une alliance transgressive ou d’un secret familial qui bouleverse l’ordre établi, en tout cas un événement significatif dans un registre symbolique, ou une rupture de transmission.

 

Le fait qu’il s’agit essentiellement de femmes n’est pas insignifiant dans le tissage de la relation thérapeutique et le jeu des projectionsidentifications qui va habiter l’espace de la relation thérapeutique, y compris avec les médecins. Elles suscitent chez les médecins hommes une attitude de rigueur et de réserve alors que les médecins femmes adoptent une attitude hyperactive, toute-puissante ou complice. Ainsi, l’orientation par les premiers vers une consultation de la douleur semble être motivée par le besoin de « tiercéiser » une relation thérapeutique épuisante et peu gratifiante, dont la part de subjectivité risque d’ébranler la rigueur du raisonnement clinique et de fausser les capacités d’empathie. En revanche, les mêmes difficultés et la persistance des plaintes suscitent chez les médecins femmes une envie d’en « faire trop » pour ces patientes, multipliant les explorations et les traitements et instaurant une proximité sous forme de relations mondaines ou de confidences « féminines ».

  

Autant d’attitudes de séduction maternelle exercées sur une fille et qui s’opèrent par l’intermédiaire d’un corps marqué tantôt par un excès d’excitation, « un corps qui ne dort jamais », tantôt marqué par l’épuisement de la lutte, en position de retrait ou de renoncement.

  

REGARD PSYCHOSOMATIQUE SUR LA FATIGUE ET LE LIEN PRIMAIRE MÈRE - FILLE

  

Pour Pierre Marty, il est des relations à l’objet qui sont fixées précocement à partir des investissements qui sont restés essentiellement ancrés dans la sphère sensori-motrice en raison des réponses de la mère et de sa capacité d’assurer l’intégration somatopsychique pulsionnelle de l’enfant et d’étayer l’acheminement fantasmatique des excitations. Dans un premier temps la mère ne peut « lâcher prise » sur le corps du bébé, faute d’une capacité de rêverie suffisante, et dans un deuxième temps son anxiété ou ses propres besoins d’étayage narcissique empêchent l’épanouissement de l’enfant, par exemple dans les jeux, freinant les décharges motrices et la mobilité fantasmatique. On peut rapprocher le sommeil non réparateur et l’hypervigilance musculaire des fibromyalgiques à la théorisation de Michel Fain sur la nécessité d’un rythme alternant investissement et désinvestissement du tout-petit de la part de la mère pour que le sommeil gardien du soma puisse s’installer, avec pour corollaire le rêve gardien du sommeil, l’ensemble garantissant le silence des organes. On sait que cette qualité de la mère est liée à la « censure de l’amante » qui met en jeu la discontinuité entre la libido maternelle, la mère étant séduite par le bébé à qui elle prodigue des soins, et la libido féminine de la mère amante qui désinvestit le bébé pour retrouver l’intimité corporelle du père. Ainsi, quand les choses se passent bien, la censure de l’amante renforce les visées narcissiques de la fonction maternelle de Marty en continuité avec l’identification hystérique primaire.

 

Outre le sommeil fatigant, chez ces patients, l’activité onirique est réduite et les rêves qui surgissent au fur et à mesure du traitement sont toujours rapportés à des objets ou des animaux qui bougent dangereusement, ou des contenants (chambres, maisons, grottes) que le rêveur se met à explorer de l’intérieur.

  

Je fais l’hypothèse qu’il s’agit d’une tentative d’élaboration fantasmatique de ce qui est propre et singulier au destin psychique et anatomique du corps féminin, à savoir qu’elle est le contenu du corps de la mère, de l’utérus, avant d’être à son tour un contenant. Cet enjeu singulier entre l’altérité et l’identique est propre à l’identité féminine et au développement de sa vie psychique.

 

REGARDS PSYCHANALYTIQUES SUR LE LIEN MÈRE - FILLE

 

À plusieurs reprises, Freud établit la distinction entre la névrose d’angoisse et l’hystérie, pourtant très intriquées, à partir de l’insuffisance psychique qui caractérise la première et qui est responsable de l’accumulation de la tension sexuelle interne, à l’origine des processus somatiques anormaux. En revanche, le soubassement des symptômes hystériques qui cliniquement s’apparentent à ceux de la névrose d’angoisse se fait à partir d’un conflit psychique. Ainsi la névrose d’angoisse est le pendant somatique de l’hystérie, la dérivation de l’excitation se produisant à la place d’une élaboration psychique suffisante. Cette distinction parcourt les diverses reprises freudiennes quant à l’origine et la nature de l’excitation, qui déborde les capacités du moi, et résulte d’un effroi présexuel qui ne doit pas dans le cas de l’hystérie être déchargé complètement et immédiatement mais passer par les frayages des traces mnésiques et l’après-coup, transformant ainsi la quantité extérieure en qualité (Esquisse). Or cette capacité transformatrice est liée à la qualité des échanges avec l’objet maternel primaire, ce qui correspond dans la conception freudienne à l’identification hystérique primaire, qui fonde les prémisses de la vie fantasmatique. Mais si la mère est la première séductrice, elle reste dans le modèle freudien essentiellement œdipienne, et n’est pas envisagée comme objet de séduction de la part de l’enfant. Or dans la clinique contemporaine aussi bien des structures névrotiques que non névrotiques, on est confronté aux avatars des investissements et identifications réciproques entre l’enfant et la mère pendant l’œdipe précoce. Ainsi dans la censure de l’amante conceptualisée par Michel Fain et Denise Braunchweig, l’accent est mis sur l’investissement de la mère réciproquement par et sur deux objets, l’enfant et le père de l’enfant.

 

Dès cette triangulation précoce et fondatrice, la mère apparaît dans une singularité soulignée par André Green, celle d’avoir des relations charnelles avec deux partenaires liés entre eux.

 

En ce qui concerne le développement œdipien féminin, l’œdipe précoce s’articulera avec le changement d’objet de la phase œdipienne où la petite fille devra à la fois s’identifier à la mère mais aussi se confronter à elle en tant que rivale. Ces remaniements identificatoires et libidinaux masculins, féminins, maternels, paternels vont réactualiser les identifications préœdipiennes maternelles et paternelles et leurs soubassements fantasmatiques. L’effraction de l’œdipe sexuel met à l’épreuve la force et la qualité de l’intrication pulsionnelle précédente et interroge aussi la texture du masochisme érogène primaire. On sait que le défaut de l’identification hystérique primaire fait le lit de l’hystérie mais aussi des éclosions somatiques. Comme le rappelle Augustin Jeanneau, chez l’hystérique la dépression est tournée au-dehors, en quête d’un objet d’amour à l’instar de l’objet prégénital.

 

Dans la quête de l’objet maternel en rapport avec les assises de sa propre féminité, la femme doit composer avec ce que Florence Guignard appelle le maternel primaire et le féminin primaire. Le premier se réfère à la capacité de rêverie de la mère et l’espace des introjections projectives, qui réactive dans la relation mère-fille l’infantile de la mère se voyant comme la petite fille qu’elle fut à travers sa propre fille. Cet espace vectorise le conflit pulsionnel primaire et renvoie l’enfant au fantasme du retour à l’utérus et au fantasme de castration. De sa texture dépendent également les processus de la pensée et les capacités créatrices ainsi que la qualité du préconscient. Le féminin primaire de la mère confronte l’enfant à la sexualité de la mère et au désir de l’autre. L’abandon de l’omnipotence narcissique marque l’avènement à la position dépressive et aux prémisses de la bisexualité psychique, la capacité de s’identifier à la mère et à l’objet du désir de la mère.

 

Chez la fille, l’intrication entre l’identification à la mère comme identique et en tant qu’objet du désir du père s’avère particulièrement complexe et douloureuse du fait de l’identité corporelle. Ainsi, accéder à une maternité créatrice et épanouissante implique le renoncement au fantasme de posséder (et détruire) l’utérus de la mère pour lui voler les richesses déposées par le père. Dans un cas que j’ai développé ailleurs, l’hystérectomie qu’une mère dépressive « exhibait » à sa fille pendant son adolescence a scellé l’identification hystérique masochiste à la mère afin de contre-investir les pulsions haineuses engendrant une énorme culpabilité.

  

Mère et fille appartenaient à la même secte, ainsi que le mari que la deuxième avait offert à sa mère afin de l’initier. Bien entendu le couple était stérile, sans que cela soit source de tristesse jusqu’à la mort de la mère et l’apparition de la fibromyalgie. Dans ce cas, l’arrêt de l’activité professionnelle pour cause de fatigue a été remplacé avec succès par une hyperactivité consacrée aux soins donnés bénévolement aux personnes âgées dépendantes ou mourantes, étayée bien sûr par une pulsionnalité sadique.

  

Chez les fibromyalgiques, la position de l’enfant thérapeute les confronte à l’intrication entre le désir de posséder le corps de la mère en lieu et place de l’Autre de l’objet et l’impossibilité de s’en détacher. L’obligation de porter le corps de la mère colmate la béance que laisse la perte de traces représentationnelles de « ce qui fait qu’on est sûr qu’on a bien eu une mère et qu’on a été bien porté dans ses bras » comme dit une patiente.

 

PORTER LA LOURDEUR D’UNE MÈRE LÉGÈRE

  

Liliane est une jolie femme ronde, de 57 ans, « rose bonbon », me suis-je dit, lors de notre première rencontre. Ses douleurs ont commencé après deux décès, la mort de sa mère et le mariage de sa fille la même année, ce qu’elle compte pour « un deuxième décès », comme elle dit, lors de notre première rencontre. À ces deux pertes qu’elle est incapable de différencier, il faut ajouter la mort d’un frère aîné qu’elle n’a sue que deux mois plus tard, comme si « elle était une inconnue ». Elle avait aussi appris le décès de sa mère le lendemain, et le vit depuis avec les remords de l’avoir placée dans une maison de retraite où elle a fini ses jours « désorientée ». À la suite de ces pertes, Liliane a suivi pendant quelques années un traitement antidépresseur et une psychothérapie « contre » une dépression sévère, dont elle s’estime guérie, mais elle garde des douleurs présentes jour et nuit, des sensations de brûlures et de glaçons, un épuisement physique permanent et des moments de déséquilibre et de désorientation, comme une somnambule. Elle s’efforce alors de visualiser une rambarde ou une corde imaginaire qu’elle doit tenir avec « ses yeux et ses muscles », pour éviter de tomber. Puis, elle se sent tellement fatiguée et ramollie que rien ne peut l’atteindre. Même l’explosion d’une bombe n’arriverait pas à la faire bouger.

   

De cette hypervigilance sensorielle et motrice est tissée comme un fil rouge la relation de Liliane à sa mère. Petite dernière d’une fratrie de cinq enfants, elle était pendant toute son enfance plus qu’un simple soutien d’une mère à moitié sourde, atteinte d’une otospongiose et presque aveugle, à la suite d’un glaucome. Liliane était toujours collée à elle, la guidait pour traverser la rue, lui décrivait les paysages, lui répétait les paroles des passants qu’elles rencontraient, car « sa voix vive et aiguë de petite fille portait bien », et rendait sa mère heureuse. Ainsi, plus que porter sa mère, Liliane avait toujours eu le sentiment d’être devenue littéralement le corps de sa mère, seule manière de pouvoir tenir et assumer cette lourde charge. Elle évoque deux souvenirs-écrans qui manifestement gardent une brillance traumatique : dans le premier, un médecin enlève la peau des yeux de la mère à l’aide d’une pince. Dans le deuxième elle tombe dans un fossé à l’âge de 6 ans alors qu’elle traversait un champ, en tenant sa mère à bout de bras, en évitant les orties. Lors de la chute, la petite fille s’est trouvée écrasée par le poids de la mère corpulente et terrorisée à l’idée qu’elles pouvaient y rester coincées pendant la nuit. Elle faisait ce « chemin de calvaire » plusieurs fois par semaine pour conduire sa mère chez sa propre mère, qui vivait seule à plusieurs kilomètres de la maison parentale de Liliane.

  

Dans l’histoire familiale, elle occupe également une place singulière. Elle est la seule à porter le nom de son père, deuxième mari de la mère qui était également son amant ainsi que père biologique de tous ses enfants, nés pendant son premier mariage et reconnus par le premier mari dont ils portent le nom. Liliane est née après la mort de celui-ci et le remariage de sa mère avec son « amour adultérin ». Elle porte son nom « comme un fardeau » tandis qu’elle s’attendait à ce que cela fût une fierté qui lui aurait valu la reconnaissance et les faveurs de sa mère. A la place, elle a eu affaire à la rivalité et à l’hostilité de ses frères et sœurs qui la traitaient comme une « petite merde », alors que c’était elle qui avait scellé l’union de ses parents, y compris en payant intégralement les frais des obsèques pour les deux décès. D’ailleurs, au décès de ses parents, qu’elle présente comme une scène primitive ultime, elle découvre dans le livret de famille qu’à sa naissance, elle était déclarée de mère inconnue. Sa mère l’aurait reprise quelques mois plus tard.

  

En guise de commentaire sur les différentes prises en charge qui lui sont proposées (antalgiques, antidépresseurs, relaxations, kinésithérapie, psychothérapie), Liliane me dit que rien ne la soulage vraiment et pour longtemps, mais qu’elles doivent exister. Elle doit prendre tout ce qu’on lui donne, de la même manière qu’elle grignotait les restes de tranches de pain que sa mère lui donnait, une fois que ses autres enfants avaient fini le petit déjeuner.

  

Elle accepte ainsi de « goûter » la psychothérapie parce « qu’elle n’a rien à perdre », et que je la reçois très loin de son domicile ce qui lui donne le sentiment que je ne lui impose pas une thérapie lourde. Le contraire de son psychiatre qui était pesant et l’enfonçait dans un silence de plomb. Elle vient accompagnée de son mari, renfrogné et bougon, qui l’attend dans le couloir et dont Liliane ne fera aucune mention pendant longtemps.

 

Les plaintes corporelles décrivant un « dos en feu et un corps écrasé par la fatigue, piétiné par un éléphant » occupent toute la séance et sont directement associées au stress permanent qu’elle ressent à son travail et qui la conduit à se faire arrêter par son médecin, voire même à envisager une préretraite. Elle occupe un poste administratif dans l’Éducation nationale où elle est chargée des normes de sécurité dans les écoles maternelles et primaires. Elle ne peut plus assumer la « lourdeur de ses responsabilités et les exigences qui augmentent, au détriment de la reconnaissance et la valorisation qui sont en baisse », d’autant qu’elle ne supporte pas les conflits entre ses collègues et le supérieur hiérarchique, une femme de caractère mais sans considération pour son équipe. Liliane décide de la défendre en se désolidarisant d’une pétition dénonçant son incompétence et ses abus de pouvoir. Il s’ensuit une période de long conflit qui empoisonne les relations au bureau et qui aboutit au départ houleux et amer de la chef. Elle est très déstabilisée. Habituellement elle se sent obligée d’accepter tout, même des choses contradictoires ou insensées, et dans ce conflit, elle a pu s’opposer « à la masse », mais avec des dégâts. Elle se sent seule, plus fatiguée que jamais alors que la chef est partie et qu’il n’y plus de tensions. Elle veut comprendre pourquoi elle ne peut jamais dire non, ou poser des limites.

  

Cette situation, qui me demande une gymnastique mentale particulière car je me sens sollicitée à suivre les fluctuations économiques de la patiente, tout en m’efforçant de préserver mes capacités fantasmatiques, me permettra de comprendre et de montrer à Liliane l’origine interne de son « stress ». Ce que Liliane a ressenti à l’égard de sa chef attaquée : volonté de la protéger en se démarquant de la fratrie de ses confrères et consœurs, espérance d’être reconnue dans ce dévouement, recrudescence des douleurs et abattement après qu’elle est partie – répudiée, pensais-je –, ressemble point par point à sa position d’enfant thérapeute, mère de sa propre mère. Ce qui la contraint à maintenir un état d’excitation élevé n’est pas tant lié à sa peur consciente de commettre une négligence ou une faute et d’être moralement responsable d’un accident qui pourrait blesser ou tuer un enfant, mais à son angoisse inconsciente d’endommager ou de détruire sa mère alors qu’elle était chargée de la protéger, de veiller sur elle. Je dois préciser que le levier transférentiel qui me permet de lui formuler cette idée est le fait que Liliane fait souvent des commentaires sur mon physique et des éventuelles marques de fatigue ou de contrariété. Elle devient alors très vigilante à mes expressions ainsi qu’aux bruits du service.

 

Je cherche à lui montrer que l’angoisse n’est pas directement liée à son travail, source d’ailleurs de gratifications qu’elle sous-estime, mais à l’énergie considérable qu’elle doit déployer pour lutter contre ses propres pulsions agressives, voire destructrices, dirigées contre un objet d’amour dont elle attend la reconnaissance.

 

D’autre part je vise à introduire la dimension de la fonction paternelle dans sa vocation de tiercéité, et du désir maternel pour le père, en lui faisant entendre implicitement que dans son éprouvé de porter le fardeau de sa mère malade tout en faisant un avec elle, elle cherche aussi à être un parent pour sa mère, aussi bien une mère qu’un père, l’homme père qui la protège mais qui a aussi des « titres de propriété », en reprenant une de ses formulations à propos de son lieu de travail qui n’appartient pas à elle mais au chef de l’État. Cette idée semble difficile et elle s’absentera en arrêt maladie.

   

À son retour, elle se dit accablée de fatigue, mais elle se sent très réconfortée à l’idée que j’ai laissé entendre, à savoir qu’elle peut s’intéresser à autre chose que le devoir professionnel. Elle compare cette idée à l’image d’une mère qui accepte que sa fille peut avoir des secrets qu’elle ne lui communique pas. Elle évoque alors son goût pour les beaux vêtements, difficiles à trouver à sa taille, et son souci d’assortir la rousseur de ses cheveux à son maquillage de manière féminine et légère, mais « sans faire vulgaire ».

 

Pendant une période d’accalmie, quant à ses douleurs, durant laquelle Liliane me donne une étrange impression de somnambule éthérée, le travail psychothérapique va se poursuivre au profit d’un renforcement des identifications féminines plutôt mimétiques, et d’une recherche de complicité avec moi qui illustrera les difficultés de la triangulation qui la confronte à l’épreuve de la perte d’objet.

 

Le remaniement dans son lieu de travail a mis en place une équipe composée d’un chef homme et de plusieurs jeunes femmes, décrites comme aussi idiotes et incompétentes que vulgaires et provocantes, prêtes à tout pour obtenir une promotion. Liliane se trouve alors dans une place tantôt de vieille fille mise au placard, oubliée et inutile, qui doit céder sa place, tantôt dans un rôle de mère expérimentée qui doit apprendre aux nouvelles « les secrets du métier ». Une nouvelle période de recrudescence des crises douloureuses correspond à cette rivalité œdipienne et de jalousie féminine, qu’elle récupère dans un fantasme de mère initiatrice ainsi que dans la joie d’être grand-mère. D’une part, elle se compare avec tristesse aux « nénettes » légères du bureau face auxquelles elle ne fait pas le poids, d’autre part elle investit de plus en plus nos séances qui sont devenues plus fréquentes, ainsi que les moments d’enjouement qu’elle partage avec sa petite-fille de 4 ans et son petit-fils de 18 mois. Elle souligne sa capacité de deviner et de combler leurs besoins et leurs désirs (préparer des bons plats pour le bébé, jouer à la dînette ou lire des histoires). Elle peut bouger et « s’éclater avec eux dans le bonheur », se démarquant de sa propre fille qui se montre austère et sèche avec ses enfants leur interdisant de « courir et de tournicoter sans cesse ». Dans une ambiance de béatitude orale, elle se sent envoûtée par sa petite-fille « merveilleuse et magique » et un petit garçon qui la dévore des yeux et la comble de câlins.

    

C’est dans ce contraste de perte et de retrouvailles que Liliane évoque pour la première fois les crises de jalousie de son mari chaque fois qu’elle fait des coquetteries ou achète des cadeaux à ses petits-enfants. Il se montre très hostile et jaloux de ses séances avec moi mais tient à faire l’aller-retour avec elle pour la surveiller et lui gâcher son plaisir.

 

La passivité vis-à-vis des violences physiques et verbales de son mari que Liliane associe aux disputes violentes de ses parents, et l’alcoolisme « dégoûtant » de son père, comme si elle devait porter et supporter le poids d’un destin, correspond à un renforcement masochiste de l’identification hystérique à la mère face à la crainte de la perdre, menace sous-jacente à tout changement économique et opportunité de créer des nouveaux objets. Cette identification masochiste à la mère renoue avec une des parties clivées de l’enfant thérapeute, celle de la passivation imposée par les besoins de la mère, alors qu’une autre partie s’identifie aux besoins et aux désirs d’enfant. C’est cette partie qui est en œuvre dans la capacité de Liliane de « régresser », comme elle dit, en présence de ses petits-enfants.

 

À ce moment de la cure, la patiente évoquera la fatigue sous un autre angle. Celui de la lassitude de penser : au bureau, en séance, en réunions de famille à propos des problèmes d’héritage. Elle veut qu’on la laisse tranquille avec sa petite-fille qu’elle cajole avant de dormir, tandis qu’elle a peur de garder le bébé garçon toute la nuit car il pourrait se trouver malade, voire en détresse vitale.

 

Dans un transfert positif de base, Liliane cherche le même contact que celui d’être près du corps de sa petite-fille, dans une identification immédiate, proche de l’identification hystérique primaire. Toute sollicitation, physique ou intellectuelle qui rompt ce corps à deux mobilise une charge pulsionnelle motrice, qui pourrait expliquer la fatigue exprimée. En revanche, la position masochiste vis-à-vis du mari, que Liliane associe au « réveil des douleurs du dos et des bras », avivant aussi les réminiscences d’une scène primitive brûlante, correspond à une sexualisation secondaire, à travers les identifications maternelles et paternelles, féminines et masculines sous-jacentes au « féminin » de la mère et qui mettent en scène une mère sexuelle rivale. Cette image est effractante et insupportable, car elle ne peut pas s’articuler avec des traces fournissant l’assurance d’une mère aimante et qui « porte », capable de contrecarrer l’irruption du génital.

  

Liliane évoquera une relation de tendresse et d’affinités avec un homme très séduisant et fin, qui cherche à « s’introduire davantage dans son intérieur », ce qu’elle voit venir, et elle redoute de « se comporter avec légèreté, et tout perdre ». La légèreté de la séduction féminine s’oppose à la lourdeur du corps maternel à porter et à supporter, écrasant mais sûr. Le léger devient menaçant à cause du manque d’insouciance infantile, et la lourdeur qui vide le corps mais qui est indispensable pour vivre doit se comprendre en opposition à une mère sans consistance, qui ne porte pas l’enfant, en apesanteur.

 

L’identification de Liliane à sa mère oscille entre la lourdeur-douleur du lien primaire teintée du handicap sensoriel et la dépression de la mère inversant la logique de la régression-dépendance au sens winnicottien, la rivalité féminine œdipienne et le changement d’objet qui menace le pacte narcissique de non-agression scellé avec la mère, à partir de la place d’enfant thérapeute. Cette inversion de génération est aussi utilisée en porte-à-faux par rapport à « la censure de l’amante », permettant à la fille de maintenir une illusion d’omnipotence près de sa mère et d’occuper fantasmatiquement la place de l’amant sans pour autant permettre une véritable intériorisation de surmoi paternel. La structure œdipienne de la mère marquée par la figure de sa propre mère qui déteint sur la complicité réelle avec sa fille déqualifie la fonction de la censure de l’amante qui se trouve ainsi resexualisé, comme un trop d’excitation fixé sur le corps qui ne peut pas suivre pleinement un destin fantasmatique. De ce point de vue, elle fonctionne comme une hystérie de comportement au lieu de se développer vers une hystérie complète. Tout changement d’objet et remaniement économique en faveur du père n’est pas vécu comme porteur de nouvelles richesses et d’ouverture affective mais ravive le risque d’un arrachement du lien maternel, d’un délestage narcissique plutôt que d’une légèreté et entraîne un renforcement masochiste de l’identification hystérique à la mère souffrante et délaissée.

  

Au bout de deux ans, les douleurs physiques de Liliane sont devenues supportables, parfois inexistantes, ce qu’elle attribue au fait de pouvoir se confier à moi et de garder son mari dehors, mais elle est très gênée par son poids qu’elle attribue au grignotage nocturne, où elle est réveillée par des rêves d’angoisse et la sensation de faim. Saisie d’une forte émotion, elle réalise qu’elle fait exactement comme sa mère, réveillée par des fringales nocturnes pendant une période où, très déprimée, elle avait chassé le père du lit conjugal et elle avait pris Liliane à sa place. Confidente de la mère pendant sa puberté, Liliane doit recomposer la scène primitive, en découvrant en la personne d’une maîtresse du père, une liaison qui remonte à sa naissance, une autre rivale (et alliée ?) œdipienne qu’elle doit partager avec sa mère. Le surgissement de ses propres désirs sexuels, et l’enrichissement psychique la confrontent à ce triple remaniement identificatoire, hystérique par essence. On pourrait se demander si toute hystérie féminine ne se distingue pas justement par ce noyau de lien pulsionnel au corps de la mère qui reste comme un roc, au cœur de toute formation de conflit psychique.

 

Liliane me pose alors une question : « Il me fallait une force de géant pour survivre à ma mère, tellement usée, fragile, et tellement énorme, en fer. En tant que femme, vous devez savoir, est-ce que les femmes traînent toujours leur mère comme un boulet, comme si on était condamné à la même peine ? On ne peut jamais se laisser aller, s’envoler à la légère sans se faire attraper en bas par ce poids épuisant. »

 

En ses termes, on pourrait penser la fatigue comme émanant de deux investissements douloureux contraires, l’un se dirigeant vers le narcissisme corporel, faute de pouvoir se transformer en douleur psychique, l’autre se dirigeant vers la constitution d’un objet œdipien destiné à être lesté masochiquement afin de ne pas être perdu.

  

"Le but final étant de ne jamais s’épuiser des chaînes qui lient à la mère".

 

Ouvrages de référence:

 

-Guignard F. (2000), « Mère et fille : entre partage et clivage », in La relation mère-fille, entre partage et clivage, Paris, SEPEA.  

-Hôpital Avicenne, Bobigny.

-Fritz P., Bardin T., Fibromyalgie et syndrome myofacial.

-Braunschweig D., Fain M. (1975), La Nuit, le Jour, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge ».

-Green A. (1997), Les Chaînes d’Éros, Paris. Odile Jacob.

-Jeanneau A. (1985), « L’hystérie, unité et diversité », Rapport au 44e Congrès des pays de langue romane, in Revue française de psychanalyse, t. XLIX, n° 1, p. 107-326, Paris, PUF.

-Papageorgiou M. (1999), « Tu enfanteras dans la douleur ou tu n’accoucheras point », in Revue française de psychosomatique, n° 15, Paris, PUF.  

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Published by Trommenschlager.f-psychanalyste.over-blog.com - dans Dossier Psychosomatique
22 décembre 2011 4 22 /12 /décembre /2011 12:39

La violence conjugale n'est pas toujours l'apanage des mâles

 

Pour le mouvement féministe, les femmes sont les victimes d'une société fondamentalement patriarcale. "Un grand nombre d'affaires mettant en cause des maris violents ont confirmé cette théorie".

  

Mais les statistiques, au Canada, aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde, montrent qu'en moyenne les femmes ne sont pas moins agressives que les hommes à l'égard de leur conjoint ou même de leurs enfants. Cette réalité, certes, ne cadre pas avec nos préjugés. C'est pourquoi, très souvent, les hommes battus sont traités de mauviettes... ou de menteurs. Patricia Pearson, auteur d'un essai sur le "mythe de l'innocence", livre les résultats de son enquête sur ce sujet encore tabou.

 

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Jusqu'à ce que sa vie tombe en lambeaux, Peter Swann (pseudonyme) vivait dans un monde qui lui semblait bon et sensé. A la trentaine, il avait un travail stable comme ingénieur à la municipalité et il élevait sa petite fille de 7 ans, Grace, dans une maison haut perchée sur les falaises herbeuses du lac Ontario, à l'est de Toronto. Là, il pouvait se consacrer à son amour de la nature : grimper sur le toit, par les nuits claires d'été, pour montrer les étoiles à Grace dans son télescope, faire avec elle des virées en VTT au milieu des innombrables ravins du grand parc animalier près de Toronto. Il remplissait la maison de toutes sortes de petits trésors : un aquarium de poissons rares, une collection de roches. Parfois, il exhumait un autre trésor, le vieux phonographe de sa mère, pour apprendre à sa fille les refrains de vieilles chansons qu'il connaissait bien.

  
Lorsque Grace arriva à la puberté et fut sujette aux sautes d'humeur qui caractérisent cette période, il se dit qu'il était temps de nouer une liaison avec une femme, dans l'espoir qu'elle puisse jouer le rôle de mère pour sa fille. La mère de Grace s'était évanouie dans la nature, peu après que le Secours catholique pour l'enfance l'eut poursuivie pour violences et eut confié la garde de l'enfant à Peter. Récupérer Grace l'avait rendu fou de bonheur. L'élever était sa mission. Enfant, lui-même avait été abandonné par ses parents et confié à une famille d'adoption, mais sa fille, elle, grandirait auprès de son père.

  
En 1989, un ami commun présenta Peter à une aide-soignante prénommée Dana, dont le mariage avait été un échec. Dana était une femme brillante et sympathique, et Peter attribuait son tempérament emporté aux frustrations qu'elle avait endurées avec son mari, qui semblait avoir été un butor. "Ils n'arrêtaient pas de se battre, raconte-t-il. Elle le frappait jusque dans leur lit. Elle le frappait au visage. Lui croyait que c'était pour rire. Les gens, je vous assure...", dit Peter en mimant la consternation. "Je me disais : je ne suis pas comme lui, alors, nous deux, ce sera différent. J'ai un caractère plus facile ; je n'ai pas la même personnalité."

  
Les liens entre Peter et Dana ne tardèrent pas à devenir très étroits. Quelques mois plus tard, elle emménageait chez lui, tout en conservant son emploi d'aide-soignante, un travail qu'elle aimait et dont elle s'acquittait très bien. Ils semblaient faits pour s'entendre : deux personnes épanouies dans leur travail, avec un enfant à élever. Trois existences bien remplies. Il n'y avait qu'une seule ombre au tableau : le mauvais caractère de Dana, que Peter avait cru pouvoir attribuer à son ressentiment à l'égard de son premier mari, ne s'adoucissait pas. Loin de la calmer, le tempérament doux et fuyant de Peter semblait attiser ses accès de rage. "Elle s'était mise à faire d'un grain de sable une montagne", dit-il. Brusquement, il se met à parler au présent, comme s'il était de nouveau dans leur cuisine, ou dans son bureau du sous-sol, et que quelque chose avait franchi une invisible clôture. "Elle rentre du travail, descend et commence à me hurler dessus et à fracasser de toutes ses forces des objets sur les murs. Je ne sais pas quoi faire. Qu'est-ce qui lui prend ? J'ai pourtant nettoyé la cuisine et payé les factures... Tout cela me traverse l'esprit, et je reste planté là, paralysé, vous voyez ce que je veux dire, désemparé, à me demander ce que je pourrais bien faire pour la calmer. Rien à faire. Et paf ! et bing ! elle me frappe."

  
Peter aurait dû comprendre - il se le reproche amèrement - que les accès de violence de Dana allaient continuer, et que sa réticence à y répondre par des plaisanteries crues et des coups en retour, comme l'avait fait l'ex-mari de Dana, ne serait pas plus efficace pour calmer une fureur qui n'était pas spécialement dirigée contre lui. C'était plutôt une sorte de maelström d'émotions venues de l'enfance. Peter était littéralement pétrifié par les colères de sa compagne. "Je suis devenu de plus en plus passif." Quelle que fût la raison qui la mettait dans un tel état de violence, il ne voulait pas entrer dans son jeu.

   
"Elle était incapable d'accepter les compromis, explique-t-il. Ou bien les choses se faisaient à son idée, ou bien elle refusait tout. Elle me tyrannisait, me frappait, me tyrannisait, me frappait. Elle saisissait le premier prétexte venu. Elle me disait que j'étais un nullard, que je buvais trop, que ma famille était nulle, et moi, un pauvre type. Elle me lançait des carnets d'adresses à couverture en métal au visage, des cendriers. Mais ce n'étaient que des bleus, après tout." Il allume une autre cigarette et se frotte le front, de plus en plus gêné. "Au bureau, les copains me disaient : 'Qu'est-ce qui t'est arrivé ? - Oh, rien, je suis tombé.' Plus tard, je leur ai raconté. 'Sors-toi de ce pétrin', me disaient-ils." Il secoue sa cigarette au-dessus du cendrier, le manque, puis se lève pour prendre son cochon d'Inde dans ses bras. "J'ai essayé de m'en sortir, mais je n'ai pas... je ne savais vraiment pas comment faire. Je me disais : nous avons une maison, j'ai ma fille près de moi, à nous deux nous gagnons 52 000 dollars par an [environ 300 000 FF]. A la fin, elle exigeait que je lui remette mon salaire. Je devais mendier pour un paquet de cigarettes, comme un chien. Je ne m'en rendais pas compte, j'étais idiot, d'accord ? Je suis une mauviette, d'accord ? C'est dur à dire. C'est dur à dire, pour un homme."

 
Mais Peter est bien obligé de le dire, puisque Dana est partie. Son emploi, sa maison, son télescope, tout ce qu'il possédait a disparu aussi, même son phonographe. Il vit aujourd'hui dans une pension, avec son cochon d'Inde pour toute famille. Le tort qu'a eu Peter Swann, c'est d'avoir rencontré et épousé une brute au féminin, une femme coléreuse, tyrannique et manipulatrice, qui a fini par le quitter en emportant tout ce qui était sa vie, y compris sa fille de 13 ans.

  
Les femmes qui battent leur conjoint ne sont pas censées exister, et pourtant elles existent. L'idée que, dans un couple, la violence se dirige exclusivement contre les femmes est si profondément ancrée dans la conscience occidentale qu'il est presque impossible de comprendre l'histoire de Peter Swann. La plupart d'entre nous pensent que le pouvoir masculin est à la source de toute violence, que celle-ci s'exerce en privé ou en public. Qu'importe si ce sont les femmes qui sont responsables de la majorité des infanticides aux Etats-Unis, qui maltraitent leurs enfants plus souvent que les hommes, qui commettent tant de violences sur les membres de leur famille et des agressions sur les personnes âgées, environ le quart des viols d'enfants et l'écrasante majorité des meurtres de nouveau-nés. La violence conjugale, c'est ce que les hommes font subir aux femmes, des femmes de tous âges et de toutes conditions, qui reçoivent en pleine face le sombre poing du patriarcat. Même si nous reconnaissons que les femmes aussi frappent leurs enfants, nous sommes incapables d'aller plus loin et d'imaginer qu'elles puissent frapper un homme. Même quand nous voyons un homme se faire casser le nez, perdre son travail, se retrouver en plein désarroi émotionnel, nous continuons à nous dire : c'est un homme. Il aurait pu rendre les coups. Il aurait pu rendre les coups en cognant plus fort.

  
Les hommes, c'est vrai, ont un crochet du gauche plus puissant. Mais la dynamique de la violence conjugale n'a rien à voir avec l'affrontement de deux boxeurs de poids différent sur un ring. Dans un couple, il existe des stratégies relationnelles et des facteurs psychologiques qui annulent la donnée de la force physique. Au coeur du problème se trouve cette question : lequel des deux partenaires - du fait de son tempérament, de sa personnalité ou de son histoire personnelle - a la volonté de faire du mal à l'autre ? Au vu des informations qui émanent du milieu homosexuel nord-américain, on rencontre autant de violence dans les couples de femmes homosexuelles que dans les couples hétérosexuels : la volonté de faire du mal n'est pas l'apanage des hommes. Ceux qui sont confrontés à des hommes battus sont souvent sceptiques du fait de l'absence de traces de coups. Il est rare qu'un homme (ou une femme homosexuelle) battu sorte de sa mésaventure sentimentale comme Hedda Nussbaum, cette New-Yorkaise dont le concubin, Joel Steinberg, fut condamné en 1988 pour avoir battu à mort leur fille adoptive, Lisa. Lorsque Hedda Nussbaum témoigna à la barre, les caméras de télévision filmèrent de façon si saisissante son visage affreusement tuméfié, avec son oreille en chou-fleur et son nez de boxeur, qu'elle devint aussitôt l'emblème de la femme battue. Chaque fois qu'une féministe affirme qu'une Américaine sur quatre a été battue par son partenaire, l'image de Hedda Nussbaum vient à l'esprit.

  
En réalité, des victimes comme cette femme se situent au point extrême des violences qui s'exercent dans le cadre de relations amoureuses et conjugales : 4 % des femmes subissent des agressions de ce type. La majorité des couples happés par la spirale de la violence commettent des actes de moindre gravité, dont les femmes sont aussi souvent les instigatrices que les hommes : les gifles, le verre qu'on brise, les morsures, les pincements furieux, le fusil que l'on agite, le coup de pied dans l'estomac, le coup de genou dans les parties. Ajoutez-y l'invisible vague de violence verbale qui submerge les foyers américains, les enfants utilisés à des fins de chantage, la destruction de biens, la communauté prise à témoin comme moyen de pression, et vous obtenez un tableau de la violence ordinaire beaucoup plus complexe que celui suggéré par le visage tuméfié d'une femme dans le cadre d'un procès navrant.

  
Les informations qui ont permis de révéler pour la première fois l'existence des hommes battus sont apparues dans une enquête publiée en 1980 par trois spécialistes de la violence familiale du New Hampshire : Murray Straus, Richard Gelles et Suzanne Steinmetz. Leur étude, menée auprès de 2 143 foyers américains pris au hasard, a montré que les brutalités étaient autant le fait des femmes que des hommes : 11,6 % des femmes et 12 % des hommes reconnaissaient frapper, gifler ou donner des coups de pied à leur partenaire. Or, pour les féministes, l'idée que les hommes puissent passer pour des victimes n'avait tout simplement aucun sens. Elle ne cadrait pas avec leur analyse fondamentale des brutalités subies par les femmes - à savoir qu'elles étaient la conséquence logique de la domination politique, économique et idéologique du mâle. Si les femmes étaient si manifestement sous le joug des hommes dans la société, comment pouvait-on s'attendre à ce qu'il en aille différemment en privé ? Les féministes craignaient, par ailleurs, que les résultats de l'enquête du New Hampshire ne soient utilisés pour minimiser le cas des femmes battues, un peu comme ces hommes, avocats, juges ou politiciens, qui vous disent : "Vous voyez ? Elle aussi, elle le fait." Affaire classée.

    
En conséquence, on accusa aussitôt Straus et Gelles, les principaux auteurs de cette enquête, d'avoir été tendancieux dans leur démarche. Se retrouvant sur le banc des accusés, tous deux remanièrent leur questionnaire et interrogèrent à nouveau plusieurs milliers de couples. Publiés en 1985, leurs résultats furent pratiquement les mêmes, si ce n'est qu'ils avaient découvert en outre que les femmes étaient aussi souvent que les hommes à l'origine des agressions : pour environ un quart des couples, seul l'homme était violent ; pour un autre quart, c'était la femme ; et, pour tous les autres, les deux l'étaient.

    
Une fois encore, un concert de protestations s'ensuivit. Des intellectuels se firent un devoir de prouver que l'amour-propre des hommes était moins atteint que celui des femmes et que les torts causés devaient être appréciés en termes de blessures physiques plutôt que d'intentions : une femme qui se retrouvait avec la mâchoire cassée ne pouvait pas être comparée à un homme comme Peter Swann, qui n'avait reçu qu'un cendrier sur la tête. A vrai dire, l'une et l'autre parties commettaient l'erreur de définir la violence selon des critères "mâles", en ce sens qu'aucune des deux ne prenait en considération les dégâts qu'une femme est capable de causer par une agression indirecte. De surcroît, Straus et Gelles, ainsi que les chercheurs qui ont continué ces travaux, ont découvert que les hommes présentaient souvent des blessures aussi graves. Une étude de 1995 sur les jeunes couples de l'armée américaine, dont on pouvait s'attendre qu'ils fonctionnent plus que quiconque sur le modèle patriarcal, a révélé que 47 % des maris et des femmes s'étaient mutuellement frappés, battus et blessés au même degré.

  
En 1989, une spécialiste des sciences sociales de Winnipeg, Reena Sommer, a effectué pour l'université du Manitoba une enquête sur l'alcoolisme qui a révélé que 39,1 % des femmes interrogées avaient reconnu s'être livrées à des actes de violence sur leur compagnon à un moment ou à un autre de leur relation ; 16,2 % de ces agressions étaient définies comme graves. Reprenant sa liste de départ, Reena Sommer téléphona à 737 des personnes qu'elle avait interrogées ; 90 % des femmes qui avaient reconnu frapper leur partenaire lui dirent qu'elles ne l'avaient pas fait en état de légitime défense. Elles s'étaient montrées violentes par colère, par jalousie, parce qu'elles étaient sous l'emprise de la drogue ou frustrées. Que ce soit de façon rationnelle ou irrationnelle, sous le coup de la colère ou froidement, elles avaient frappé, donné des coups de pied, cassé des objets et mordu leur conjoint, et 14 % de ceux-ci avaient dû être hospitalisés.

  
Une enquête sur la violence à l'encontre des femmes, effectuée en 1978 par la Commission du Kentucky, a révélé que 38 % des agressions commises dans cet Etat étaient dues à des femmes, mais ces chiffres n'apparurent pas dans le rapport publié sur cette enquête. Ces faits ont été découverts plusieurs années plus tard par d'autres chercheurs. A Detroit, la vague d'admissions aux urgences à la suite de violences familiales a été largement rapportée par les féministes comme une preuve des brutalités subies par les femmes. Personne n'a précisé aux médias que 38 % de ces admissions concernaient des hommes. Au Canada, le gouvernement fédéral a consacré 250 000 dollars [environ 1,4 million de FF] à un programme de recherche sur la violence dans les relations amoureuses. En 1993, le responsable de ce programme, le sociologue Walter DeKeseredy, de l'université Carleton, n'a révélé que les informations qui avaient trait aux femmes victimes de violences, ce qui a provoqué une vaste campagne de presse en faveur des femmes battues et donné l'impression que les campus canadiens étaient autant de bastions d'une misogynie brutale. Or les agressions commises par les femmes lors des relations préconjugales sont parmi les mieux documentées. Quoi qu'il en soit, DeKeseredy affirmait, dans un entretien téléphonique de 1994, que "le syndrome du mari battu est une arme à double tranchant. Les hommes se servent de ces informations pour intimider les femmes." En vérité, les hommes n'utilisent pas ces informations, car les chercheurs les gardent généralement pour eux.

  
Par un tiède après-midi d'octobre, à Toronto, Steve Easton est assis sous le porche de sa petite maison de bois délabrée. Un petit chat gris passe paresseusement la tête par la fenêtre, perché sur une pile de prospectus ronéotypés de l'Association Easton pour la prévention de la violence familiale, qui chapeaute des groupes de soutien aussi bien pour les femmes que pour les hommes battus. Il est difficile d'évaluer ce que l'on peut attendre d'un homme qui se dit lui-même "homme battu" - quelqu'un qui aurait l'air hypersensible, fragile, marginal et qui offrirait une infusion à son hôte. Mais Easton, âgé de 31 ans, a l'allure d'un de ces jeunes étudiants tout droit sortis d'une publicité pour la bière Budweiser. Il est soigné, bien bâti, arbore un brushing impeccable et porte une chemise du dernier chic.

  
Easton se moquait pas mal de la question de la violence domestique jusqu'à ce qu'il tombe amoureux, à 22 ans, et s'enfonce de plus en plus dans une relation explosive qui l'a complètement traumatisé. Son amie, Ursula, avait vu sa propre mère frapper son père. Elle abordait sa vie amoureuse de la même manière, traitant Steve d'"enculé" et de "connard". Elle lui disait comment s'habiller pour aller au bureau, sous prétexte que telle ou telle cravate ou chemise allait attirer ses collègues féminines. Si par malheur il faisait fi de ses diktats, il retrouvait à son retour sa garde-robe réduite en cendres. Ursula refusait, comme l'avait fait Dana avec Peter, qu'il sorte avec ses copains. S'il passait outre, elle le laissait passer la nuit dehors. Il n'avait pas le droit de lire le Toronto Sun, à cause des photos de belles filles en bikini que le journal publie chaque jour, sous prétexte que c'était la preuve qu'il courait après les autres femmes. Quand elle commençait la bagarre, elle le pourchassait d'une pièce à l'autre à travers la maison et lui faisait passer des nuits blanches en lui hurlant : "Je n'en ai pas encore fini avec toi !" Epuisé, il arrivait souvent au travail en retard. Ursula le frappait, lui lançait des bouteilles et des livres au visage, et le fit même passer à travers la fenêtre de leur salle à manger. Mais ce n'est que le jour où il la frappa à son tour qu'Easton résolut de la quitter.

  
Sans toit et désormais sans travail, il chercha une aide. Un organisme, Education Wife Assault, lui donna un petit livre intitulé Pourquoi les violences contre les hommes sont un leurre. D'autres centres d'entraide et des organismes d'aide familiale eurent la même attitude, reflétant l'opinion d'une journaliste en vue de Toronto, Michele Landsberg, qui avait écrit dans un article : "La prochaine fois que l'avocat d'un homme commence à radoter sur les 'hommes battus', mettez ses preuves en doute et posez-vous des questions sur ses mobiles. Vous pouvez être sûr qu'il ne s'appuie sur rien de véridique, et qu'il le sait."

  
Depuis qu'elle a vu le jour, en 1993, l'Association Easton - perpétuellement à court d'argent - reçoit de 3 à 10 appels par jour, soit 1 000 à 4 000 par an, de la part d'hommes qui vivent des relations de violence dont ils ne parviennent pas à s'extirper. Les raisons qui les en empêchent sont aussi variées que celles des femmes : ils sont inquiets pour leurs enfants, ont perdu leur emploi ou ont des revenus faibles et n'ont pas les moyens de se reloger. Certains hommes aiment leur femme et ne souhaitent pas la quitter, ils voudraient seulement qu'elle adopte un autre comportement ; d'autres sont trop déprimés pour se reprendre en main ou se sont réfugiés dans l'alcool et n'ont plus aucune volonté ; certains encore croient qu'ils peuvent tenir le coup, mais n'y arrivent pas. Aucune de ces raisons ne doit nous surprendre : les hommes ont parfois le coeur brisé et ils peuvent tenir passionnément à leurs enfants. Et puis le patriarcat peut bien régir l'économie, ça n'empêche pas des millions d'individus de sexe masculin d'être démunis. Pourtant, comme le découvrit Easton après avoir fondé son groupe, la politique qui voulait à une époque voir dans la violence familiale une affaire d'ordre privé proclame aujourd'hui que c'est une affaire de femmes. Les hommes ne peuvent plus - si tant est qu'ils aient jamais pu le faire - se poser en victimes eux aussi.

 
Vers la fin des années 80, les féministes et les intellectuels au coeur du mouvement de défense des femmes battues sont devenus très manichéens dans leurs distinctions entre l'homme et la femme. Si les femmes étaient fondamentalement sans reproche, on en déduisait avec de plus en plus de certitude que les hommes étaient fondamentalement à blâmer, au point que chercher les mobiles de leurs actes passait pour leur trouver des "excuses". Les mauvais traitements subis dans l'enfance n'étaient pas une raison, c'était une excuse. Même chose pour les pathologies individuelles, la dynamique du couple, les circonstances personnelles - jusqu'à ce que ce domaine d'investigation soit déclaré zone interdite.

 
Au Canada, le rapport final de l'enquête gouvernementale sur la violence à l'encontre des femmes, qui avait nécessité la collaboration des experts de toutes les Provinces pendant plusieurs années et qui avait coûté plusieurs millions de dollars, concluait en 1993 : "Si un homme brutalise sa femme, c'est parce qu'il a le privilège et les moyens de pouvoir le faire." Dix millions de dollars pour accoucher d'un cliché. Ceux qui conseillent les acteurs de la politique aux Etats-Unis virent leur opinion résumée dans le numéro spécial de Ms. sur les femmes battues : "Les chercheurs commencent maintenant à examiner les auteurs de ces violences, écrivait Ann Jones. C'est toujours la même chanson. Personne ne veut admettre que les hommes le font parce qu'ils aiment ça." Ce qui avait commencé comme une discussion nuancée sur l'un des volets des relations humaines les plus difficiles à cerner était réduit au triomphe du sectarisme le plus étroit. Les hommes sont mauvais. Les femmes sont bonnes. Violence domestique veut dire des femmes que l'on bat, et le premier qui reçoit le poing d'une femme en pleine figure est un menteur ou un malade.

   
Les recherches sur les raisons qui poussent les femmes hétérosexuelles à la violence et sur ce qu'elles ressentent sont quasi inexistantes. Les études qui ont été faites indiquent qu'elles forment un groupe très hétérogène, qui n'obéit pas aux clichés simplistes. Parmi les causes possibles, l'une des plus plausibles, pour les hommes comme pour les femmes, est peut-être ce qu'on appelle la "transmission de la violence d'une génération à l'autre". Une femme violente répète le type de communication qu'elle a appris dans sa jeunesse. Elle a vu sa mère frapper son père, ou bien elle se battait avec ses frères et soeurs. Le modèle familial est une force si puissante qu'il dépasse le conditionnement des sexes. D'après une étude récente, les enfants qui ont été battus par leur père tendent à se comporter en victimes une fois adultes, filles et garçons pareillement. En revanche, ceux qui ont été battus par leur mère deviendront plutôt des bourreaux. Quant aux causes de ces comportements, une hypothèse avance que, du fait qu'ils incarnent l'autorité, les hommes inculquent aux enfants des habitudes de soumission pour le restant de leur existence. Les femmes, elles, sont la figure de l'éducation. Elles ont davantage tendance à inculquer à leurs enfants leur propre mode d'expression émotionnelle.

  
Cela pourrait expliquer, en tout cas, pourquoi un homme qui a été battu dans son enfance peut accepter d'être brutalisé par sa partenaire. "Près de 80 % des hommes qui suivent notre programme ont été battus au cours de leur enfance. De même que leurs femmes. Qui se ressemble s'assemble", explique Easton. Peu après être tombé amoureux d'Ursula, Easton avait commencé à comprendre qu'elle n'était pas sûre de lui, parce que l'amour, pour elle, avait toujours été enrobé dans l'amer contexte des injures et des coups.

  
Une personne qui a été battue et délaissée dans son enfance peut en avoir conservé un souvenir si douloureux que sa vulnérabilité émotionnelle se traduit pratiquement pour elle comme une menace sur sa vie. Avoir besoin de quelqu'un, lui faire confiance, se rappelle-t-elle, cela veut dire souffrir comme un chien. Les femmes qui éprouvent cela sont peut-être les plus exposées à utiliser la violence comme une arme. Elles ont besoin de dominer et de rabaisser leur partenaire pour pouvoir se sentir en sécurité avec lui, pour se convaincre qu'elles ne sont pas le plus faible des deux. "La domination commence avec le besoin de nier la dépendance", observe la psychanalyste Jessica Benjamin. "La conséquence première de cette inaptitude à concilier dépendance et indépendance est la transformation du besoin de l'autre en une domination de l'autre."
Je t'aime. Donc tu me terrifies. Donc je dois te terrasser.

   

Cet article est adapté d'un essai paru dans When She Was Bad : Women and the Myth of Innocence [Quand elle était vilaine : les femmes et le mythe de l'innocence], éd. Random House of Canada.

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